vendredi 27 mars 2020

Macron, une guerre de retard



Comme en 40, une guerre de retard...
(Titre sur Marianne du 20 au 26 mars 2020)

Coronavirus : une "guerre", de consternants officiers et de fragiles soldats

(Titre sur internet Publié le 17/03/2020 à 19:44)


Écrit par Natacha Polony

"Nous sommes en guerre", a martelé Emmanuel Macron. On se gardera de suggérer qu'un tel excès de rhétorique est une faute de goût. Et on choisira plutôt de s'interroger : sommes-nous collectivement, au sommet de l'Etat comme ailleurs, à la hauteur des événements ?


Comme une suspension du temps. Une étrange sensation de flottement qui nous laisse sans prise sur le monde. « Nous sommes en guerre ». Soit. Il nous fallait sans doute ces accents martiaux pour prendre conscience de la nécessité d’enfin bloquer la contagion. Et tout cela semble à la fois absurde et tragique. Pour nous qui n’avons pas vécu la guerre, et qui ne connaissons de l’exode que les photos des longues colonnes de fuyards ou les images terribles de « Jeux interdits », pour nous qui n’avons jamais manqué de rien, jamais connu l’angoisse des tickets de rationnement, les morsures du froid et de la faim, deux ou trois semaines de confinement prennent des allures de cataclysme. C’est sans doute la première fois dans l’histoire qu’une guerre se fera tranquillement installé devant son écran d’ordinateur, avec pour principale crainte un engorgement de la bande passante. Les générations futures retiendront de nous que nous étions assez prompts à nous payer de mots. À nous approprier sans vergogne l’engagement admirable des soignants confrontés, eux, à l’urgence, à la détresse et parfois au manque de moyens.

Action mal calibrée

« Nous sommes en guerre. » Emmanuel Macron a choisi de s’adresser aux citoyens ce lundi 16 mars pour marteler ces mots. Six fois. On se gardera de suggérer que l’excès de rhétorique, en un moment à la fois exceptionnellement dramatique et sans commune mesure avec une véritable guerre, est une faute de goût. En revanche, il ne fut pas capable de prononcer le mot « confinement ». Ce qui est tout de même dommage puisque nombre de gens qui l’avaient écouté se sont demandé, après son allocution, quelles étaient les consignes précises. Il fallut attendre la prise de parole du ministre de l’Intérieur, à 22 heures, pour obtenir un peu de clarté. Doit-on comprendre qu’Emmanuel Macron, qui avait regardé de haut les Chinois et les Italiens, ne voulait pas admettre qu’il en était réduit à prendre les mêmes dispositions, avec simplement un peu de retard ? Il ne serait pas dit qu’il avait mal calibré son action. Quitte à fustiger l’inconséquence des Français...

Un film catastrophe scénarisé par Eric Rohmer

Certes, on comprend que l’ironie est mal venue. Le sens critique, même, est de mauvais aloi. En temps de guerre, on ne rompt pas l’union nationale. On se mobilise. En restant chez soi à faire cuire les pâtes. Comme un film catastrophe hollywoodien scénarisé par Eric Rohmer.

Injonctions contradictoires.

C’est tout le paradoxe de la situation. Il a fallu dramatiser à outrance pour que certains prennent enfin conscience qu’on attendait d’eux un minimum d’efforts. L’incivisme est un mal français. Une sorte de trait national, qui fait le charme des « gaulois réfractaires », mais qui se révèle parfois parfaitement consternant. Et le spectacle, après l’allocution du président, de ces gens entassés à l’entrée des supermarchés pour « prendre leurs précautions » avant le confinement était totalement effarant. Y a-t-il une spécificité française de la connerie ? Ou alors, autre hypothèse, la communication entre citoyens et autorité souffrirait-elle de quelques ratés ?

Comment expliquer un tel décalage avec ce que nous voyons partout ailleurs dans le monde, des moyens radicaux de Hong Kong ou Taïwan aux rues désertes de Rome ? Ce n’est pas fracturer l’unité nationale que de considérer que la communication présidentielle a peut-être souffert d’un léger flou. Doux euphémisme, en comparaison des graves accusations d'Agnès Buzyn dans le Monde daté du mercredi 18 mars, expliquant qu'elle avait alerté en vain dès le mois de janvier, notamment sur le fait que les élections municipales ne pourraient pas se tenir dans de bonnes conditions. C'est le problème avec les ministres issus de la « société civile » : ils n'ont pas en tête les impératifs politiciens...

"Ce virus ne connaît pas de frontière." Vraiment ?

Il y eut d’abord cette période où tout était sous contrôle, le virus était chinois, et l’on était sommé de croire que la France, toutes frontières ouvertes, ne verrait pas arriver l’épidémie. De fait, et jusqu’à aujourd’hui, le mantra présidentiel a été cette phrase absurde : « Ce virus ne connaît pas de frontière. » Petit rappel, donc : ce virus est porté par des être humains qui, eux, s’arrêtent aux frontières, si tant est qu’on le leur demande. Il est admirable de vouloir, en toute circonstance, rester solidement ancré dans le camp du Bien, celui des gens ouverts et tolérants, mais en l’occurrence, quand tous les pays voisins ferment leurs frontières, il y a une raison : si l’on freine la circulation au sein même d’une ville, on peut aussi le faire entre nations, ce qui est visiblement plus rapide qu’aux portes de l’espace Schengen. Et si, comme semble le considérer le président, ceux qui adoptent de telles mesures sont d’affreux nationalistes, il faut alors admettre que notre premier partenaire, celui dont on nous explique qu’il est avec nous comme deux doigts de la main, est touché par ce virus « plus grave » que le coronavirus... L’Allemagne, quand il s’agit de préserver ses intérêts vitaux, n’a pas nos pudeurs... Mais surtout, il n’est pas nécessaire de fermer les frontières quand on choisit de contrôler efficacement ceux qui rentrent. C’est ce qu’ont fait la Corée ou Taïwan, avec des résultats plutôt convaincants. Contrôle de température systématique, détection à grande échelle et quarantaine.

Il y eut ensuite le moment des injonctions contradictoires : évitez la propagation, mais sortez voter. Et si vous êtes supporter de foot, promenez-vous en braillant à la porte des stades fermés sans qu’aucun policier ne vous rappelle à l’ordre. On peut comprendre le souci de ne pas affoler, de rester dans la juste mesure, mais il n’est rien de plus dangereux que de laisser braver les règles dans l’impunité. Mais après tout, Brigitte Macron elle-même, il y a encore dix jours, incitait les Français à aller au théâtre. Et le premier ministre, le samedi 14 mars, lançait tranquillement un mouvement de panique en fermant les magasins au moment même où il enjoignait les Français d'aller voter. Absurde.

"C'est à la fin de la foire qu'on compte les bouses"

Il n'est pas question de faire la moindre leçon. Pas plus que sur les préceptes économiques aberrants qui nous ont conduits, à l'occasion de la propagation de ce virus, à une crise dont nous ne mesurons pas encore la gravité. Dans les campagnes, on conclut généralement que « c'est à la fin de la foire qu'on compte les bouses ». Il risque d'y en avoir un certain nombre. On se demandera dès lors comment on a pu en arriver là.

En attendant, ceux qui veulent continuer à croire en un progrès de l'Homme doivent avoir l'âme bien accrochée. Car le spectacle que nous offrons n'est pas reluisant. D'un côté, la bêtise satisfaite de ceux qui se foutent des recommandations et auront contribué à diffuser ce virus. De l'autre, l'égoïsme crétin de ceux qui se ruent dans les rayons des grandes surfaces, créant par leur panique les pénuries qu'ils redoutent. Prophétie autoréalisatrice. Mais dans un monde où la bourse ne fonctionne que sur ce principe des paniques créant les récessions, comment s'étonner...

Des actes, pas des discours.

Soyons honnêtes, nous sommes des petites choses fragiles. De ridicules agrégats d’angoisse. Ou bien, émettons une hypothèse : la béquille des outils informatiques qui nous forcent à maintenir une continuité de service comme si de rien n’était, tout en gérant des enfants, rend ce confinement plus pénible encore. Et s'en plaindre, quand des médecins soignent dans des conditions épuisantes, ou quand des indépendants se demandent comment ils vont s'en sortir financièrement, est tout simplement mal venu. Avions-nous besoin du président de la République pour nous expliquer que cette situation serait l'occasion de retrouver « le sens de l'essentiel » ? On est pris d'un doute... Pour que chaque citoyen puisse cultiver son bonheur et méditer sur l'essentiel, il faut qu'il ait l'impression que le pacte social est respecté. Que les conditions de l'épanouissement individuel sont garanties par le modèle social et politique découlant du choix collectif.

Comme en juin 40, une guerre de retard

Les grands serments, les « plus rien ne sera jamais comme avant », sont appréciables. Comment dit-on ? Il n'y a que les imbéciles... Comme en juin 40, une guerre de retard. Il aura fallu ce virus, et surtout la dramatique crise économique qui s'en suit, pour comprendre qu'une société d'autoentrepreneurs n'est pas le paradis de l'autonomie mais le cauchemar de la précarité ; que les réformes imposées au forceps pour « faire entrer la France dans la mondialisation » détricotent un système de protection dont le but est justement de prévoir l'imprévisible ; que la dérégulation généralisée amplifie les dépendances, les inégalités et, in fine, le chacun pour soi.

Pour l'heure, il faut inciter les Français à se serrer les coudes. Les rassurer tout en les mobilisant. Mais pour pouvoir miser sur l'intelligence et le civisme, il faut les avoir cultivés longtemps en amont, par les plus indispensable des outils : l'école républicaine. Et pour pouvoir s'appuyer sur un système de santé incarné par des personnels empreints d'abnégation, il faut avoir bâti, puis préservé, des services publics partout sur le territoire. Ce qui nécessite des rentrées d'argent. Donc le maintien d'un tissu industriel suffisant, là aussi partout sur le territoire... Mais les lecteurs de Marianne lisent ces réflexions depuis longtemps, et partagent ces convictions. Ils seront donc les premiers à applaudir un pouvoir qui mettrait réellement en œuvre ce programme, quand viendra le moment des actes, et non plus des discours.
 

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