lundi 2 mars 2020

Inutile !




Tu pourrais te dire  : « Mais puisque tu n’es plus dans le monde du travail, tes amis, il faut faire une croix dessus, ils sont eux encore dans ce monde-là »…

Alors tu te dis, que ce que tu croyais indéfectible, l’amitié, celle que tu as depuis 35 ans avec l’un, 28 ans avec l’autre et 9 ans avec le dernier, ce n’était pas forcément ce que tu croyais…
Cet affect, que tu pensais inébranlable, qui a résisté à toutes les attaques, ne résiste pas à ce changement de statut de ta personne.
Tu étais l’ami, et maintenant tu es le déporté, tu es celui qu’on ne veut pas devenir, le paria d’une société qui a peur de la mort, qui a peur des mots et qui te met en quarantaine, comme si les mots étaient infectieux et transmissibles…

Tu penses que ta vie est maintenant vouée à ta famille. Tu penses que tu vas y puiser l’énergie de continuer, la force morale qui te fait de plus en plus défaut…
Mais, là, tu te rends compte que cela n’est que chimère.
Ceux qui te doivent tout, qui ont besoin de toi, dans les aspects de survie, dans le besoin financier de leurs vies, à qui tu portes un tel attachement, un tel dévouement et dont tu attends un tel besoin de leur présence, un tel besoin de leur affection, ils te déçoivent, ils te tournent le dos, ils te piétinent, comme une vengeance si attendue de la docilité trop longtemps contenue sur l’autorité trop longtemps subie…

Tu te retrouves dans un désert affectif, un désert encore plus sauvage qu’avant…
Avant tu te battais, maintenant tu ne peux plus et tu n’en as plus l’envie…
Et te battre contre quoi ? Contre des moulins à vents ? Vas-tu crier « aimez-moi ! », à tes anciens amis, à ta compagne, à tes enfants ?

Tu es le capitaine et tu es le navire. Tu sais qu’il va sombrer que tu vas sombrer avec lui, car ton âme et ton corps sont intimement liés pour ce naufrage annoncé.
Il ne sert à rien de se raccrocher à qui que ce soit.
Tu comprends maintenant le désarroi et le désespoir des vieux qui crient sans mots, qui implorent sans bruit, qui recherchent un regard fuyant qu’ils ne trouvent jamais…
Tu comprends maintenant, seulement parce que tu es devenu l’un d’eux : l’un de ces vieux inintéressants, inutiles, dont l’existence est une gêne, comme un chancre dans la société des vivants…

Ton choix est un non-choix : Il ne te reste à faire que ce que tu peux encore faire, penser à ton passé, organiser ton départ, pratiquer ce que ton corps et ton cerveau te permettent encore, pour toi, seulement pour toi ! Réparer une chaise, réciter un poème, rêvasser… Alors tu fais ce que tu veux ? C’est donc le paradis ?
Ce n’est pas le paradis, car ta compagne te reproche ta présence encombrante, tes enfants toisent ton inutilité et ne respectent plus celui qui était le géant qui les rassurait…

En fait tu as besoin de gens qui n’ont plus besoin de toi et qui te le font sentir ! Et ça, c’est terrible !
   

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