lundi 5 août 2013

10 mai 1940 (ou peut-être 11 mai ?)



Une estafette vient nous réveiller et nous dit d'aller à nos postes.

Je saute hors de ma couverture.
Voila mes camarades en train d'enrouler leurs bandes molletières, alors que moi je n'ai que ma capote à enfiler. Je crie à mes hommes de se dépêcher.
Je cours vers le poste de mitrailleuse en pestant contre les servants qui se permettent de ne pas être là.
J'engage une bande et arme la culasse. Mais bon sang, qu'est-ce qu'ils foutent ?
Je pourrais tirer, mais sans personne pour guider la bande de munitions, je risque l'enrayement.
Putain de matériel démodé ! Putain de bandes molletières qui retardent les gars !

Je vois le lieutenant faire signe en direction de l’Est. C’est le petit jour.
Je scrute et j’aperçois des mouvements. J’ouvre l’étui, j’extirpe les jumelles… Pleines de buée…
Quel est le con qui les a laissées là cette nuit ? J’essuie comme je peux les optiques.
Appuyé sur les sacs de sable, je règle la focale. Stupeur ! Des boches, plein de boches, qui progressent par bonds successifs…
« Qu’est-ce qui se passe ? », me demande Émile, le soldat qui vient d’arriver. « Prépare des bandes et mets toi là ! ». « J’suis le tireur pas l’approvisionneur ! ». « M’en fous ! Fais c’que j’te dis ! D’abord tu tires comme une patate ! ». J’entends les gars arriver….

«Sortez des grenades d’avance ! Armez vos flingues et prêts à faire feu ! ». J’entends le cliquetis des lebels…

Déjà des coups de feu partent de notre camp, loin sur notre droite. Quel est le con qui les a laissé tirer. Maintenant les boches savent qu’on les attend. Bande d’abrutis !

Je vois au loin, plein de types en uniforme foncé, se relever et courir vers nous.
Ça y est ils attaquent ! Je lache les jumelles. Ils sont tout petits encore, mais ils arrivent !

Je me tourne vers mes hommes. « Ne tirez pas. Attendez que je vous donne l’ordre ! Mettez en joue ! Vous ne tirerez qu’à coup sûr. Chaque balle doit porter !

Je me mets à la mitrailleuse et Mimile tient la bande. Nos gorges se serrent.
Des petits éclairs sortent des armes adverses. Le ricochet des balles nous fait rentrer la tête dans les épaules. Un cri de douleur jaillit ! Déjà un homme est touché.
« Ne tirez pas. Ajustez-les ! »

La première vague est maintenant proche. Il faut que je donne l’ordre. Ma gorge se serre. Jamais je n’aurais cru un jour devoir tirer et faire tirer sur des hommes…

« Feu ! »

Un déluge de feu part de notre position, tandis que j’ajuste un type à gauche et j’ouvre le feu, en tournant le tir vers la droite. J’arrête. J’abaisse la visée et je recommence, par petites rafales. Je repositionne sur la gauche. Putain, ils sont encore plus près ! Je recommence de la gauche vers la droite, encore une fois.

Il y en a plein qui approchent en courant vers nous.

Je crie « Grenades ! ».

Moi et mon servant nous nous baissons.
Des détonations multiples nous vrillent les tympans.

Je relève la tête. Des fuyards Boches essaient de s’échapper ! « Les laissez pas s'barrer ! Feu ! Feu ! Feu ! »

Le terrain qui s’étend entre nous et le bois, est jonché de corps.
On entend des gémissements « chez eux », mais aussi « chez nous ».

Bon sang qu’est-ce qu’on a comme pertes !

Mes copains, mes camarades, mes amis, mes hommes, les hommes des autres unités…

Mon serveur ! « Mimile ! ». Il saigne comme une vache ! Putain ! Il a un trou dans la joue et peut-être aussi dans le cou… Il me fait signe en essayant de parler… Il n’a plus de langue, arrachée par une balle…

« Oh putain Mimile, Mimile.... mon Mimile ! »
 
Le lieutenant nous fait dire que nous allons recevoir des renforts de la deuxième ligne.

Pendant ce temps je compte mes pertes. J'ai 8 hommes hors de combat, dont trois morts. Le sang est partout et nous impressionne tous. Je donne de l'eau à Mimile qui me fait signe qu'il a soif. Sa mâchoire brisée, ses joues transpercées, donnent un spectacle horrible. Son sang se répand en un filet ininterrompu. Les infirmiers sont bien trop occupés pour venir ici.
C'était ça la guerre...
On nous avait annoncé une victoire rapide sur des Allemands que le traité de Versailles avait laissés désarmés.
Ce n'est pas l'impression que j'ai de nos adversaires...

Je réorganise mes hommes avec le renfort de huit hommes venus de la deuxième ligne.
Je leur fais approfondir notre retranchement afin d'être mieux protégés.
Ils mettent beaucoup de cœur à l'ouvrage, car ils savent que leur vie en dépend.

Deux infirmiers arrivent enfin pour soigner nos cinq blessés.
D'autres s'aventurent hors de nos lignes et prodiguent des soins aux allemands qui gémissent à quelques dizaines de mètres de notre position.

Le sang, les hurlements, les gémissements, nous impressionnent tous autant que nous sommes.

Je reviens voir mon copain Émile.

Il ne bouge pas, sa tête est penchée sur son buste.
Je m'approche en tremblant... Il ne respire plus... Il est mort vidé de son sang, comme un cochon qu'on saigne...
 
Mon Mimile, mon ami. Tu ne tirais pas très bien à la mitrailleuse, mais tu me manques...

Je tourne le dos à mes hommes en me relevant, pour cacher mon émotion...

Un sifflement caractéristique... "Tous à couvert !". Une explosion sur nos arrières.
Bientôt suivie de beaucoup d'autres de plus en plus précises. L'artillerie Allemande nous pilonne. Nous rentrons nos têtes dans nos épaules et nous faisons tout petits dans notre tranchée. Des hommes tremblent de tous leurs membres. Chaque explosion plus proche fait sursauter et monter la peur d'un cran supplémentaire. Je baigne dans ma transpiration qui me glace jusqu'aux os.

Des hommes hurlent de terreur. Certains appellent leur mère...
Chaque explosion réduit notre espérance de vie et a raison des caractères les mieux trempés.
Un déluge de feu, d'éclats, de pierres, de chair humaine s'abat sur nous.

Je reçois sur la main... on dirait de la cervelle d'agneau... Je suis horrifié... Je m'essuie frénétiquement la main sur ma capote en criant...

Je m'applique à me dire "reste en vie, pour tes hommes, reste en vie pour tes hommes"...
Je me calme un peu, en me persuadant que si les obus ne m'avaient pas encore touchés, il y avait des chances de rester en vie...

Pourquoi avons-nous été envoyés en avant poste à l'est de la Meuse ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

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