Ecrit par Laurent Calixte sur l'Obs le 20 mai 2014 :
Pourquoi François Hollande n'y arrive-t-il pas ? Cet homme est
pourtant intelligent, courageux, honnête, bienveillant, pugnace et,
malgré tout, il enregistre les taux de satisfaction les plus bas de
toute l'histoire de la cinquième république. Je vois plusieurs raisons à
cela qui sont du ressort de la psychologie de comptoir, laquelle est
moins onéreuse et parfois plus éclairante que les cures de psychanalyse
classiques.
Nettoyage par le vide
Tout commence un jour de 1968, en Normandie, quand François Hollande, 14 ans, découvre que son père, un caractériel volcanique, a jeté aux ordures sa belle collection de petites voitures Dinky Toys.
Il faut s'imaginer ce que peut être, pour un enfant, le déchirement que
représente la volatilisation soudaine de cette collection.
Chaque voiture fut d'abord convoitée, puis repérée chez un marchand,
enfin acquise, grâce à l'argent de poche ou aux cadeaux d'anniversaire.
Le pouce appuie sur les petites roues pour vérifier la souplesse des
suspensions, on admire les phares, si bien dessinés, ou la peinture
fidèle de la carrosserie.
On guette le modèle rarissime, acquis au gré de mille détours et
tractations. On regroupe les voitures par marques, ou par couleurs, ou
par ordre chronologique. On repère les "trous" dans la collection, et
les voitures manquantes emplissent l'esprit, jusqu'à leur découverte
dans une foire, une brocante, un marché.
Et là, c'est le drame
Et un jour, tout a disparu. C'est une béance, sur l'étagère. Un vide. Un gouffre.
Quelque chose, dans le cœur de l'enfant, est arraché, comme la souche
d'un arbre naissant. La blessure est telle que plus jamais l'enfant ne
s'attachera à quoi que ce soit -exception faite des êtres humains,
évidemment.
Il ne s'attachera à aucun goût. À aucun désir. À aucun concept.
À aucune opinion. Il écoutera plutôt les opinions, les avis et les
croyances des autres. Et en fera la synthèse.
Bien sûr, ne s'attacher à aucun objet, à aucun choix, à aucun désir, comme si le coeur était en Téflon,
n'empêche pas de se forger des convictions philosophiques et politiques
profondes et sincères -lesquelles seront construites en opposition
frontale au père, sympathisant d'extrême-droite et excessivement
autoritaire.
La fameuse figure du père autoritaire
Mais rejeter radicalement les excès du père peut aussi s'avérer contre-productif : le magazine L'Express indique en mai 2013
les raisons de l'impopularité de François Hollande, parmi lesquelles
"l'absence de gouvernance, l'absence d’autorité, l'absence de ligne
directrice". Comme par hasard, le père de Hollande était connu pour ses
"lignes directrices" rigides, son excès d'autoritarisme, et une
gouvernance familiale qui confinait au despotisme.
L'enfant qui a vu détruire par son propre père ses petites voitures
chéries refuse d'investir affectivement dans des objets, des concepts,
des notions dont il a perçu la fragilité.
Le mariage ? Encore une notion, un concept, donc "attention fragile": on s'abstient.
Hollande sera toujours en périphérie
Il devient observateur.
Se positionne en "décalé" par rapport au jeu politique -il ne sera
par exemple jamais ministre sous Mitterrand. Il excelle à décrypter les
situations les plus complexes.
Et, grâce à son rôle d'observateur décalé, il fournit non seulement
de bonnes infos aux journalistes quand il est Premier secrétaire du PS,
mais aussi quand il est président de la République -ce qui est, à ce
niveau, assez incroyable, puisqu'il se positionne alors, face aux
journaliste, comme le "copain François" qui donne des infos sur "la
Présidence Hollande".
C'est comme si cette blessure d'enfance l'empêchait de se voir comme
président de la République, comme "centre", comme si cette blessure le
condamnait à ne se voir que comme périphérique d'une situation au cœur
dans laquelle il ne peut se trouver, parce qu'une partie de son cœur a
été arrachée il y a des années. Et le vide créé par cet arrachage
explique beaucoup de choses.
Le vide technocratique de l'ENA
François Hollande est le plus énarque de nos présidents. Il en représente la quintessence.
Mitterrand n'était pas énarque. Sarkozy n'était pas énarque. Et
Chirac a intégré cette école en 1954, quand elle était toute jeune et
n'avait pas encore l'aura et la morgue qu'elle a aujourd'hui.
Chirac n'aura d'ailleurs de cesse de secouer les énarques et de
moquer leur esprit souvent étroit. Hollande exsude l'ENA dans ce qu'elle
a de pire : la certitude que sa grille d'analyse enferme le monde, le
contient, et le représente totalement.
La certitude qu'il faut être, quel que soit le niveau professionnel
que l'on atteint, un bon élève appliqué, qui a lu tous les polycopiés,
tous les codes, tous les tableaux de la comptabilité nationale. Qu'il
faut connaître la technostructure étatique par cœur, et bien sûr ne pas
dévier d'un iota de ces textes -comme s'il s'agissait des Tables de la
loi.
L'énarque ne se sent bien que dans la contrainte
Autant dire que les stratégies de rupture, les emportements, les
coups de bluff sont inimaginables. Autant dire qu'un énarque ne pourrait
jamais résoudre, comme Alexandre le Grand, l'énigme du noeud gordien. L'énarque -bon, pas tous- ne se sent à l'aise que dans un univers de contraintes.
Retirez-les lui, il n'a plus de points de repère. S'il est élu
président de la République, c'est le vertige. Il est libre. Mais pour
faire quoi? François Hollande se retrouve face à ce vide intérieur.
Puisqu'il n'a pas vraiment d'opinions, de désirs ou d'avis chevillés au
corps, il se réfugie dans les procédures de Bercy, les directives
européennes, ou les codes des impôts, avec leur rigueur, leurs
contraintes, leur exhaustivité technique apparente.
Et comme Jimmy Carter,
ancien président américain peu doué de vision et peu apte à trancher,
il se réfugie dans le travail comme on s'enferme dans un bunker.
Sortir des problèmes par le bas
Ce qui explique pourquoi il est si peu capable de sortir d'un problème par le haut.
Et qu'il essaie trop souvent d'en sortir par le bas, c'est-à-dire en
s'enfonçant dans les méandres de la technostructure, pour dénicher,
comme le brillant élève de l'ENA qu'il n'a jamais cessé d'être,
l'article de loi méconnu, l'alinéa imperceptible, la nomenclature
oubliée que ses collaborateurs n'auront su détecter.
Et c'est parce qu'il est habitué à sortir des problèmes par le bas
qu'il est si peu capable de nous offrir une vision motivante et
ambitieuse.
Ajoutons enfin que le plan en vigueur à l'ENA est le plan en deux
parties, alors qu'à Normale Sup (Georges Pompidou, Laurent Fabius),
c'est le plan en trois parties qui est préféré.
Le plan en deux parties est fait pour les serviteurs de l'État qui
doivent présenter au ministre ou au président une situation sous un
angle équilibré. Ensuite, au ministre ou au président de trancher, avec
leur bon sens, leur analyse propre, leurs choix, leurs opinions et leurs
goûts.
Le plan en trois parties, lui, permet le "dépassement dialectique" (et non pas la "synthèse juste milieu", justement) entre deux options apparemment contradictoires.
Pourquoi Laurent Fabius n'explique-t-il pas au président de la
République les vertus du dépassement dialectique, qui permet justement
de sortir de toutes les situations par le haut ?
Le vide littéraire
François Hollande ne lit pas de romans.
Il lui manque ainsi l'accès à la profondeur, à la complexité, au
mystère qu'offre la lecture de ces œuvres littéraires. Dans ces "vies en
modèle réduit", la pâte humaine est analysée, décryptée, explicitée. On
apprend à découvrir ce qu'est une "séquence de vie", ces séquences de
long terme qui permettent à ceux qui les reconnaissent de détecter, dans
la vraie vie, les points de départ, les points de rupture, les points
d'inflexion, qui signalent le début, le point d'orgue ou la fin d'une
séquence.
Si de Gaulle a pu traverser la longue période d'insuccès qui allait
de 1946 à 1958, c'est parce qu'il savait que cette séquence s'appelait
une "traversée du désert", et qu'elle pouvait durer des années.
Si Mitterrand a pu survivre au scandale de l'Observatoire, c'est qu'il se rappelait sans doute l'aphorisme de Nietzsche : "Ce qui ne te tue pas, te rend plus fort".
Si Valéry Giscard d'Estaing a su magistralement saisir l'opportunité
de poser sa candidature à l'élection présidentielle de 1974, c'est qu'il
pensait sans doute à ces mots de René Char : "Saisis ta chance, serre
ton bonheur et va vers ton risque".
La lecture des romans ou des œuvres littéraires en général permet
d'intégrer une situation actuelle dans un cadre plus vaste. Ce qui
permet de mieux la comprendre, de mieux la mettre en perspective, et
donc de la maîtriser.
Des références qui pourraient faire "tilt"
Il manque à François Hollande ce cadre de références littéraires pour mettre les événements en perspective.
Par conséquent, au lieu de les maîtriser, il les subit. Ce "vide
littéraire" l'empêche de comprendre que se proclamer "président normal"
fait peu rêver les citoyens et évoque fâcheusement "L'homme sans qualités" de Robert Musil, cet Ulrich qui ne comprend pas trop les changements qui surviennent dans son pays.
Que se faire filmer, pendant une allocution à l'Elysée, debout face à
deux portes entrouvertes qui laissent voir un long couloir vide,
résonne fâcheusement avec l'expression "entre deux portes".
Que choisir un nid d'amour dans une artère qui s'appelle "rue du
Cirque" devrait le faire sourire, et lui servir de signal d'alarme pour
deviner ce qui se passerait au cas où sa liaison serait découverte.
Frappé du syndrome de l'imposteur
François Hollande raconte, en plaisantant, que la première fois qu'il s'est rendu à l'Élysée, après son élection, il a eu le réflexe de frapper à la porte avant d'entrer dans son propre bureau vide. En fait, je suis persuadé que ce n'était pas qu'une boutade. Et qu'il a effectivement eu le réflexe de taper à cette porte.
Tant il est persuadé qu'il est inimaginable qu'il soit réellement
président de la République. Comme s'il était inconcevable qu'il puisse
occuper ce bureau. Comme s'il était frappé du syndrome de l'imposteur.
Ce syndrome amène celui qui en est victime à se conduire, non pas comme il le veut, mais comme "on le doit".
L'"imposteur" veut toujours montrer qu'il se conduit "comme il faut".
Il se transforme en comédien, convaincu qu'il faut jouer un rôle
(bomber le torse, bien écarter les épaules, se teindre les cheveux), et
le jouer selon ce que l'on attend de lui.
Hollande n'a plus confiance en lui
Et quand le vertige le saisit, alors il s'invente des contraintes qui
lui servent d'armure destinée à masquer son sentiment d'imposture, et à
différer la découverte de cette "imposture" : ainsi de la promesse que la courbe du chômage serait inversée avant la fin de l'année (2013).
Pourquoi prendre un tel engagement, que personne, absolument personne
ne lui demandait, et qui s'est révélé désastreux quand il fut évident
qu'il n'avait pas été tenu?
Parce que François Hollande a agi comme ces commerciaux sous
pression, qui espèrent faire patienter leur employeur (ici, les
Français) en se lançant des objectifs élevés et des calendriers
intenables.
Notons que le syndrome de l'imposteur ne signifie absolument pas que
la personne concernée soit réellement un imposteur : les personne les
plus compétentes peuvent en être atteintes, comme le montre justement
l'exemple de François Hollande.
Mais ce syndrome réduit considérablement leur confiance en eux.
Il ne sait plus ce qu'il doit faire
Totalement dépourvu d'affect face à telle ou telle option politique,
ou tel ou tel choix de société (d'où son embarras, sa maladresse et sa
mollesse face au "mariage pour tous"), François Hollande ne choisit
jamais la solution qu'il pourrait préférer, mais celle qu'il "faut"
choisir. Du coup, il semble aussi peu à l'aise dans ses décisions qu'on
peut l'être dans des vêtements mal coupés.
C'est dans la confrontation avec autrui, avec des êtres de chair et
de sang, au fond, que Hollande s'en sort le mieux, comme s'il avait
besoin, pour combler ses béances, de la substance d'autrui.
La confrontation, le moteur de Hollande
Ainsi, il avait été excellent lors du débat avec Nicolas Sarkozy.
Et il a été pugnace et combatif lors de son interview avec Bourdin.
C'est en se confrontant aux autres que François Hollande peut combler
ces vides et réveiller ses goûts, ses aspirations et ses désirs
personnels.
Je terminerai par quelques conseils à deux balles : si vous voulez
sortir de la nasse, monsieur le président de la République, servez-vous
d'eBay ou de Priceminister pour retrouver votre collection de Dinky
Toys, lisez des romans, retrouvez le goût d'avoir des avis, des
opinions, des préférences bien à vous, et prenez confiance en vous - je
n'ai pas dit "en votre ego", j'ai dit: "en vous".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire