Comme en 40, une guerre de retard...
(Titre
sur Marianne du 20 au 26 mars 2020)
Coronavirus : une "guerre", de consternants officiers et de fragiles soldats
(Titre sur internet Publié le 17/03/2020 à 19:44)
Écrit par Natacha Polony
"Nous sommes en guerre",
a martelé Emmanuel Macron. On se gardera de suggérer qu'un tel excès de
rhétorique est une faute de goût. Et on choisira plutôt de s'interroger :
sommes-nous collectivement, au sommet de l'Etat comme ailleurs, à la hauteur
des événements ?
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Comme
une suspension du temps. Une étrange sensation de flottement qui nous laisse
sans prise sur le monde. « Nous sommes en guerre ». Soit. Il nous fallait sans
doute ces accents martiaux pour prendre conscience de la nécessité d’enfin
bloquer la contagion. Et tout cela semble à la fois absurde et tragique. Pour
nous qui n’avons pas vécu la guerre, et qui ne connaissons de l’exode que les
photos des longues colonnes de fuyards ou les images terribles de « Jeux
interdits », pour nous qui n’avons jamais manqué de rien, jamais connu
l’angoisse des tickets de rationnement, les morsures du froid et de la faim,
deux ou trois semaines de confinement prennent des allures de cataclysme. C’est
sans doute la première fois dans l’histoire qu’une guerre se fera
tranquillement installé devant son écran d’ordinateur, avec pour principale
crainte un engorgement de la bande passante. Les générations futures
retiendront de nous que nous étions assez prompts à nous payer de mots. À nous
approprier sans vergogne l’engagement admirable des soignants confrontés, eux,
à l’urgence, à la détresse et parfois au manque de moyens.
Action mal calibrée
« Nous sommes en guerre. » Emmanuel Macron a choisi de s’adresser aux
citoyens ce lundi 16 mars pour marteler ces mots. Six fois. On se gardera de
suggérer que l’excès de rhétorique, en un moment à la fois exceptionnellement
dramatique et sans commune mesure avec une véritable guerre, est une faute de
goût. En revanche, il ne fut pas capable de prononcer le mot « confinement ».
Ce qui est tout de même dommage puisque nombre de gens qui l’avaient écouté se
sont demandé, après son allocution, quelles étaient les consignes précises. Il
fallut attendre la prise de parole du ministre de l’Intérieur, à 22 heures,
pour obtenir un peu de clarté. Doit-on comprendre qu’Emmanuel Macron, qui avait
regardé de haut les Chinois et les Italiens, ne voulait pas admettre qu’il en
était réduit à prendre les mêmes dispositions, avec simplement un peu de retard
? Il ne serait pas dit qu’il avait mal calibré son action. Quitte à fustiger
l’inconséquence des Français...
Un film catastrophe scénarisé par Eric
Rohmer
Certes,
on comprend que l’ironie est mal venue. Le sens critique, même, est de mauvais
aloi. En temps de guerre, on ne rompt pas l’union nationale. On se mobilise. En
restant chez soi à faire cuire les pâtes. Comme un film catastrophe
hollywoodien scénarisé par Eric Rohmer.
Injonctions contradictoires.
C’est
tout le paradoxe de la situation. Il a fallu dramatiser à outrance pour que
certains prennent enfin conscience qu’on attendait d’eux un minimum d’efforts.
L’incivisme est un mal français. Une sorte de trait national, qui fait le
charme des « gaulois réfractaires », mais qui se révèle parfois parfaitement
consternant. Et le spectacle, après l’allocution du président, de ces gens
entassés à l’entrée des supermarchés pour « prendre leurs précautions » avant
le confinement était totalement effarant. Y a-t-il une spécificité française de
la connerie ? Ou alors, autre hypothèse, la communication entre citoyens et
autorité souffrirait-elle de quelques ratés ?
Comment
expliquer un tel décalage avec ce que nous voyons partout ailleurs dans le
monde, des moyens radicaux de Hong Kong ou Taïwan aux rues désertes de Rome ?
Ce n’est pas fracturer l’unité nationale que de considérer que la communication
présidentielle a peut-être souffert d’un léger flou. Doux euphémisme, en
comparaison des graves accusations d'Agnès Buzyn dans le Monde daté du mercredi
18 mars, expliquant qu'elle avait alerté en vain dès le mois de janvier,
notamment sur le fait que les élections municipales ne pourraient pas se tenir
dans de bonnes conditions. C'est le problème avec les ministres issus de la «
société civile » : ils n'ont pas en tête les impératifs politiciens...
"Ce virus ne connaît pas de
frontière." Vraiment ?
Il
y eut d’abord cette période où tout était sous contrôle, le virus était
chinois, et l’on était sommé de croire que la France, toutes frontières
ouvertes, ne verrait pas arriver l’épidémie. De fait, et jusqu’à aujourd’hui,
le mantra présidentiel a été cette phrase absurde : « Ce virus ne connaît pas
de frontière. » Petit rappel, donc : ce virus est porté par des être humains
qui, eux, s’arrêtent aux frontières, si tant est qu’on le leur demande. Il est
admirable de vouloir, en toute circonstance, rester solidement ancré dans le
camp du Bien, celui des gens ouverts et tolérants, mais en l’occurrence, quand
tous les pays voisins ferment leurs frontières, il y a une raison : si l’on
freine la circulation au sein même d’une ville, on peut aussi le faire entre
nations, ce qui est visiblement plus rapide qu’aux portes de l’espace Schengen.
Et si, comme semble le considérer le président, ceux qui adoptent de telles
mesures sont d’affreux nationalistes, il faut alors admettre que notre premier
partenaire, celui dont on nous explique qu’il est avec nous comme deux doigts
de la main, est touché par ce virus « plus grave » que le coronavirus...
L’Allemagne, quand il s’agit de préserver ses intérêts vitaux, n’a pas nos
pudeurs... Mais surtout, il n’est pas nécessaire de fermer les frontières quand
on choisit de contrôler efficacement ceux qui rentrent. C’est ce qu’ont fait la
Corée ou Taïwan, avec des résultats plutôt convaincants. Contrôle de
température systématique, détection à grande échelle et quarantaine.
Il
y eut ensuite le moment des injonctions contradictoires : évitez la
propagation, mais sortez voter. Et si vous êtes supporter de foot,
promenez-vous en braillant à la porte des stades fermés sans qu’aucun policier
ne vous rappelle à l’ordre. On peut comprendre le souci de ne pas affoler, de
rester dans la juste mesure, mais il n’est rien de plus dangereux que de
laisser braver les règles dans l’impunité. Mais après tout, Brigitte Macron
elle-même, il y a encore dix jours, incitait les Français à aller au théâtre.
Et le premier ministre, le samedi 14 mars, lançait tranquillement un mouvement
de panique en fermant les magasins au moment même où il enjoignait les Français
d'aller voter. Absurde.
"C'est à la fin de la foire qu'on
compte les bouses"
Il
n'est pas question de faire la moindre leçon. Pas plus que sur les préceptes
économiques aberrants qui nous ont conduits, à l'occasion de la propagation de
ce virus, à une crise dont nous ne mesurons pas encore la gravité. Dans les
campagnes, on conclut généralement que « c'est à la fin de la foire qu'on
compte les bouses ». Il risque d'y en avoir un certain nombre. On se demandera
dès lors comment on a pu en arriver là.
En
attendant, ceux qui veulent continuer à croire en un progrès de l'Homme doivent
avoir l'âme bien accrochée. Car le spectacle que nous offrons n'est pas
reluisant. D'un côté, la bêtise satisfaite de ceux qui se foutent des
recommandations et auront contribué à diffuser ce virus. De l'autre, l'égoïsme
crétin de ceux qui se ruent dans les rayons des grandes surfaces, créant par
leur panique les pénuries qu'ils redoutent. Prophétie autoréalisatrice. Mais
dans un monde où la bourse ne fonctionne que sur ce principe des paniques
créant les récessions, comment s'étonner...
Des actes, pas des discours.
Soyons
honnêtes, nous sommes des petites choses fragiles. De ridicules agrégats
d’angoisse. Ou bien, émettons une hypothèse : la béquille des outils
informatiques qui nous forcent à maintenir une continuité de service comme si
de rien n’était, tout en gérant des enfants, rend ce confinement plus pénible
encore. Et s'en plaindre, quand des médecins soignent dans des conditions
épuisantes, ou quand des indépendants se demandent comment ils vont s'en sortir
financièrement, est tout simplement mal venu. Avions-nous besoin du président
de la République pour nous expliquer que cette situation serait l'occasion de
retrouver « le sens de l'essentiel » ? On est pris d'un doute... Pour que
chaque citoyen puisse cultiver son bonheur et méditer sur l'essentiel, il faut
qu'il ait l'impression que le pacte social est respecté. Que les conditions de
l'épanouissement individuel sont garanties par le modèle social et politique
découlant du choix collectif.
Comme en juin 40, une guerre de retard
Les
grands serments, les « plus rien ne sera jamais comme avant », sont
appréciables. Comment dit-on ? Il n'y a que les imbéciles... Comme en juin 40,
une guerre de retard. Il aura fallu ce virus, et surtout la dramatique crise
économique qui s'en suit, pour comprendre qu'une société d'autoentrepreneurs
n'est pas le paradis de l'autonomie mais le cauchemar de la précarité ; que les
réformes imposées au forceps pour « faire entrer la France dans la mondialisation
» détricotent un système de protection dont le but est justement de prévoir
l'imprévisible ; que la dérégulation généralisée amplifie les dépendances, les
inégalités et, in fine, le chacun pour soi.
Pour
l'heure, il faut inciter les Français à se serrer les coudes. Les rassurer tout
en les mobilisant. Mais pour pouvoir miser sur l'intelligence et le civisme, il
faut les avoir cultivés longtemps en amont, par les plus indispensable des
outils : l'école républicaine. Et pour pouvoir s'appuyer sur un système de
santé incarné par des personnels empreints d'abnégation, il faut avoir bâti,
puis préservé, des services publics partout sur le territoire. Ce qui nécessite
des rentrées d'argent. Donc le maintien d'un tissu industriel suffisant, là
aussi partout sur le territoire... Mais les lecteurs de Marianne lisent ces
réflexions depuis longtemps, et partagent ces convictions. Ils seront donc les
premiers à applaudir un pouvoir qui mettrait réellement en œuvre ce programme,
quand viendra le moment des actes, et non plus des discours.
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