dimanche 28 juin 2015

Mémoires de mon père (2)



Elle me donnait pas grand’chose (à manger), c’est pour ça que j’avais oublié de grandir. Et puis il fallait aller à l’école, hein !.. A trois kilomètres… Aller le matin, retour le midi et repartir à une heure pour revenir le soir… J’parlais pas Français… Je pouvais même pas demander la permission d’aller au petit coin, puisque… Alors j’faisais parfois dans mon pant… enfin… dans ma… dans ma culotte, c’est ça ?
Et évidemment, la volée en arrivant…

Et puis tous les soirs, il fallait encore en plus, en rentrant d’l’école, aller cueillir de l’herbe pour ses lapins. Oh, et puis un panier que j’pouvais même pas soulever. Si par hasard il était pas plein, elle me foutait au lit sans manger, hein !

Et puis alors, il y avait parfois des gens qui me donnaient une tartine de beurre. Fallait pas que la nourrice, elle le sache. Parce que sinon elle allait l’engueuler pour plus qu’on me donne quoi que ce soit… Ouais !... J’en ai vu de toutes les couleurs, avec elle. Elle s’acharnait sur moi, hein ? Quand je touchais des vêtements neufs, elle les donnait à ses petits-enfants et moi j’restais toujours avec des vieux… des vieux vêtements tous fripés, tout… en mauvais état, quoi !

Et puis alors il fallait que je mange un tas de saloperies que j’trouvais : Des pommes de terre avec la pelure toutes crues. Quand je trouvais des carottes avec des fanes, je mangeais tout, moi. De l’oseille sauvage… Jusqu’au moment où j’ai mangé des feuilles en me trompant, que ça m’a brûlé l’estomac, la gorge et la langue, la bouche, tout… Aussi, des boules de sureau, que j’me tapais ! Des boules de lierre, jusqu’à me faire tomber malade… Enfin, j’avais dit à Maman (Papa nommait ainsi son épouse), tout c’que j’mangeais : Les fleurs, tout c’que j’trouvais, pour m’mettre dans l’estomac, les pommes vertes, tout c’que j’trouvais…

Enfin bref, j’étais son souffre-douleur… Ouais ! Et pis, elle me donnait jamais à manger que toujours le dessus de la marmite, c'est-à-dire le bouillon, la flotte, quoi !

Jamais, jamais… Alors, pensez dans l’état que j’étais. Je grandissais pas. J’pouvais pas grandir, hein !

Et après, quand je… j’ai su un peu lire, il fallait que je…j’apprenne mon ‘cathéchisse’. Du cathéchisme, que j’avais du mal à apprendre, vu que, j’étais pas très calé en Français… Elle me gardait jusqu’à une heure du matin, debout, à coté de son lit. J’étais haut comme trois pommes. J’étais même pas si haut… pas plus haut que la table de nuit. J’m’en souviens. Et si jamais j’m’endormais un peu, si elle s’réveillait, elle me filait une bonne tape pour me réveiller, mon vieux ! Terrible, hein !...

Heureusement que l’bon Dieu l’a bien punie, hein ! Elle est morte après dix jours de maladie, pt’être. Je pense qu’elle avait que soixante deux ans…

Et moi, comme j’étais parti chez une autre nourrice, chez madame… Lemaresquier qu’elle s’appelait. On l’appelait Marraine… Et quand ç’a été… quand les cloches ont sonné l’enterrement (on m’avait dit d’aller à l’enterrement) de mon autre nourrice, j’ai refusé. J’me suis sauvé, hein, dans les champs. J’ai été me cacher dans les champs, pour ne pas aller à son enterrement… parce que… Ah non, je…je n’pouvais plus, je n’pouvais plus…
Je n’pouvais plus. J’en avais, j’avais trop souffert chez elle !... Ouais… Et… à un point que…

Chez ma nouvelle nourrice, j’étais bien nourri, hein ! Et puis, je pouvais mettre mes vêtements neufs quand j’en touchais… et tout et tout, voilà !
Et puis, comme j’étais quand même espiègle, elle me… elle me disputait pas trop, hein !
Elle m’a jamais frappé, elle, hein !
Elle était très très pauvre… C’est pour ça que j’disais tout à l’heure dans les chansonnettes (Papa avait enregistré des chansonnettes), qu’elle ne pouvait me donner qu’un sucre d’orge… le jour de Noël, quoi !... C’était pas mal, par rapport à l’autre bon’femme, là ! A un point que j’étais bien nourri.

A l’âge de onze ans, c'est-à-dire longtemps, longtemps après, des années ; j’me souviens que j’avais onze ans… Parce que j’me rappelle pas des années… Quand t’as pas le cerveau… t’es… J’me rappelle à peu près qu’à partir de mon âge de neuf ans, vers neuf ans, parce qu’avant je me rappelle pas des âges, ni rien. J’étais… quand on est maltraité comme ça, on n’peut pas réfléchir, on n’peut pas savoir. On apprend c’qu’on te dit à l’école, mais…

Parce qu’à onze ans, j’étais dans la classe du certificat, malgré tout. J’étais un gamin qui était très éveillé, qui apprenait bien.

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