Elle
me donnait pas grand’chose (à manger), c’est pour ça que j’avais oublié de
grandir. Et puis il fallait aller à l’école, hein !.. A trois kilomètres…
Aller le matin, retour le midi et repartir à une heure pour revenir le soir…
J’parlais pas Français… Je pouvais même pas demander la permission d’aller au
petit coin, puisque… Alors j’faisais parfois dans mon pant… enfin… dans ma…
dans ma culotte, c’est ça ?
Et
évidemment, la volée en arrivant…
Et
puis tous les soirs, il fallait encore en plus, en rentrant d’l’école, aller
cueillir de l’herbe pour ses lapins. Oh, et puis un panier que j’pouvais même
pas soulever. Si par hasard il était pas plein, elle me foutait au lit sans
manger, hein !
Et
puis alors, il y avait parfois des gens qui me donnaient une tartine de beurre.
Fallait pas que la nourrice, elle le sache. Parce que sinon elle allait
l’engueuler pour plus qu’on me donne quoi que ce soit… Ouais !... J’en ai
vu de toutes les couleurs, avec elle. Elle s’acharnait sur moi, hein ?
Quand je touchais des vêtements neufs, elle les donnait à ses petits-enfants et
moi j’restais toujours avec des vieux… des vieux vêtements tous fripés, tout…
en mauvais état, quoi !
Et
puis alors il fallait que je mange un tas de saloperies que j’trouvais :
Des pommes de terre avec la pelure toutes crues. Quand je trouvais des carottes
avec des fanes, je mangeais tout, moi. De l’oseille sauvage… Jusqu’au moment où
j’ai mangé des feuilles en me trompant, que ça m’a brûlé l’estomac, la gorge et
la langue, la bouche, tout… Aussi, des boules de sureau, que j’me tapais !
Des boules de lierre, jusqu’à me faire tomber malade… Enfin, j’avais dit à
Maman (Papa
nommait ainsi son épouse), tout c’que j’mangeais : Les
fleurs, tout c’que j’trouvais, pour m’mettre dans l’estomac, les pommes vertes,
tout c’que j’trouvais…
Enfin
bref, j’étais son souffre-douleur… Ouais ! Et pis, elle me donnait jamais
à manger que toujours le dessus de la marmite, c'est-à-dire le bouillon, la
flotte, quoi !
Jamais,
jamais… Alors, pensez dans l’état que j’étais. Je grandissais pas. J’pouvais
pas grandir, hein !
Et
après, quand je… j’ai su un peu lire, il fallait que je…j’apprenne mon
‘cathéchisse’. Du cathéchisme, que j’avais du mal à apprendre, vu que, j’étais
pas très calé en Français… Elle me gardait jusqu’à une heure du matin, debout,
à coté de son lit. J’étais haut comme trois pommes. J’étais même pas si haut…
pas plus haut que la table de nuit. J’m’en souviens. Et si jamais j’m’endormais
un peu, si elle s’réveillait, elle me filait une bonne tape pour me réveiller,
mon vieux ! Terrible, hein !...
Heureusement
que l’bon Dieu l’a bien punie, hein ! Elle est morte après dix jours de
maladie, pt’être. Je pense qu’elle avait que soixante deux ans…
Et
moi, comme j’étais parti chez une autre nourrice, chez madame… Lemaresquier
qu’elle s’appelait. On l’appelait Marraine… Et quand ç’a été… quand les cloches
ont sonné l’enterrement (on m’avait dit d’aller à l’enterrement) de mon autre
nourrice, j’ai refusé. J’me suis sauvé, hein, dans les champs. J’ai été me
cacher dans les champs, pour ne pas aller à son enterrement… parce que… Ah non,
je…je n’pouvais plus, je n’pouvais plus…
Je
n’pouvais plus. J’en avais, j’avais trop souffert chez elle !... Ouais…
Et… à un point que…
Chez
ma nouvelle nourrice, j’étais bien nourri, hein ! Et puis, je pouvais
mettre mes vêtements neufs quand j’en touchais… et tout et tout, voilà !
Et
puis, comme j’étais quand même espiègle, elle me… elle me disputait pas trop,
hein !
Elle
m’a jamais frappé, elle, hein !
Elle
était très très pauvre… C’est pour ça que j’disais tout à l’heure dans les
chansonnettes (Papa
avait enregistré des chansonnettes), qu’elle ne pouvait me donner
qu’un sucre d’orge… le jour de Noël, quoi !... C’était pas mal, par
rapport à l’autre bon’femme, là ! A un point que j’étais bien nourri.
A
l’âge de onze ans, c'est-à-dire longtemps, longtemps après, des années ;
j’me souviens que j’avais onze ans… Parce que j’me rappelle pas des années…
Quand t’as pas le cerveau… t’es… J’me rappelle à peu près qu’à partir de mon
âge de neuf ans, vers neuf ans, parce qu’avant je me rappelle pas des âges, ni
rien. J’étais… quand on est maltraité comme ça, on n’peut pas réfléchir, on
n’peut pas savoir. On apprend c’qu’on te dit à l’école, mais…
Parce
qu’à onze ans, j’étais dans la classe du certificat, malgré tout. J’étais un
gamin qui était très éveillé, qui apprenait bien.