A la fin des années 90, un lieutenant de l’armée Française
m’avait raconté ce qu’il avait vécu au Rwanda… Je l’avais rapporté sur mon
premier blog en 2007… Je ne faisais pas de brouillon sur word à l’époque et le
blog a disparu… Je tiens à dire que le récit plus récent d’un autre ancien officier publié
ci-dessous est bien pire que ce que j’avais appris à l’époque sur la pitoyable
mission assignée à nos soldats au Rwanda…
Sur Jeune Afrique du 15 mars 2018 : Dans
« Rwanda, la fin du silence », qui sort en librairie le 16 mars 2018, l’ancien
officier français Guillaume Ancel lève le voile sur l’une des interventions les
plus controversées conduites par la France en Afrique au cours des dernières
décennies : l’opération Turquoise menée en plein génocide des Tutsis au Rwanda,
en 1994.
«
C’est se moquer des Français que de leur mentir sur la nature d’une opération
qui a été menée en leur nom. Et c’est tout aussi indécent, vis-à-vis du million
de victimes du génocide, d’occulter le rôle inquiétant que la France y a joué.
En taisant cette réalité, on s’autorise à ce qu’une telle horreur puisse se
répéter. » Longtemps, Guillaume Ancel fut un spécialiste du guidage au sol des
frappes aériennes. Ancien TACP (prononcer : « TacPi », pour Tactical Air
Control Party Specialist), ce lieutenant-colonel diplômé de Saint-Cyr guidait
les avions de chasse de l’armée française vers leur cible, sur différents
terrains d’opération.
Depuis
quelques années, revenu à la vie civile, il est passé aux « frappes littéraires
». Dans Rwanda, la fin du silence (Les Belles Lettres), qui sort en librairie
le 16 mars, cet ancien artilleur lève le voile sur l’une des interventions les
plus controversées conduites par la France en Afrique au cours des dernières
décennies. En mai 2017, déjà, il décryptait, chez le même éditeur, les
manquements de la politique française durant le conflit en ex-Yougoslavie, à
travers un récit décapant : Vent glacial sur Sarajevo.
A
la veille de la sortie de son ouvrage sur l’opération Turquoise, basé sur un
témoignage dont Jeune Afrique a rendu compte dès 2014, Guillaume Ancel revient
sur la culture du secret au sein de la Grande Muette, et sur le paravent
humanitaire déployé autour d’une intervention militaire politiquement sensible.
Jeune Afrique : À quel moment avez-vous
pris conscience des dissonances entre la version officielle française sur
l’opération Turquoise et votre propre expérience sur le terrain ?
Guillaume
Ancel : Comme je le raconte dans mon livre, l’ordre d’opération préparatoire
que j’ai reçu dès mon arrivée sur place ne correspondait pas à l’opération
humanitaire que les médias présentaient vers la fin juin 1994. Il s’agissait en
réalité d’une opération de guerre classique, visant à remettre au pouvoir le
gouvernement rwandais, alors en difficulté. Quand on déploie sur le terrain des
avions de chasse et les meilleures unités de la Force d’action rapide, c’est
rarement pour une mission humanitaire.
Ce
que j’ai trouvé le plus gênant, c’est de constater que les forces
gouvernementales – les militaires des ex-Forces armées rwandaises [FAR], les
gendarmes, les miliciens hutus – ne se cachaient pas une seconde d’être les
auteurs des massacres. Bien sûr, ils s’abstenaient de les commettre sous nos
yeux, mais à aucun moment ils ne niaient avoir exterminé les Tutsis.
Comment l’armée française s’est-elle
comportée vis-à-vis des forces gouvernementales ?
Avec
une certaine bienveillance. Lorsque nous avons été amenés à créer une zone humanitaire
sûre [ZHS], son effet consistait clairement à protéger leur fuite devant
l’avancée du FPR [Front patriotique rwandais, la rébellion essentiellement
tutsie commandée par Paul Kagame]. Au passage, on les a laissées organiser
l’exode de la population vers l’ex-Zaïre, ce qui s’est traduit par une crise
humanitaire dont le bilan s’est chiffré à près de 100 000 morts.
Durant
la seconde quinzaine de juillet, dans un camp de réfugiés au Zaïre, j’ai par
ailleurs assisté à une livraison d’armes par la France à ces mêmes forces
gouvernementales, alors qu’on savait pertinemment qu’elles avaient commis le
génocide.
Comment vos compagnons d’armes
ressentaient-ils cette situation ? En parliez-vous entre vous ?
J’ai
ressenti chez eux un profond malaise. Mais comme souvent dans l’armée, quand on
est gêné par un sujet on s’abstient d’en parler. Je relate par exemple une
discussion que j’ai eue avec un officier français qui avait été, par le passé,
le conseiller militaire du gouvernement rwandais. Quand je lui ai demandé ce
qu’il avait perçu des signes préparatoires du génocide, il s’est fermé comme
une huître. J’ai bien senti qu’il ne fallait pas mettre ce sujet sur la table.
Dès le début de l’opération Turquoise, on assistait à un véritable déni de
réalité.
De nombreux militaires de Turquoise
n’avaient jamais servi au Rwanda entre 1990 et 1993. Se sentaient-ils plus
libres d’exprimer leur malaise ?
J’ai
perçu une différence d’approche entre, d’un côté, certains camarades qui
avaient soutenu les forces armées rwandaises durant cette période et qui ne
comprenaient pas pourquoi on ne recommençait pas ; et, de l’autre, des
militaires qui faisaient preuve de plus de discernement et qui leur
rétorquaient que les choses avaient changé. Car entre-temps, l’armée rwandaise avait
directement participé à un génocide.
Avez-vous un exemple précis d’une
confrontation entre ces deux camps ?
Cela
s’est manifesté, par exemple, quand nous avons dû parler du désarmement des
forces hutues. Nous avions installé une zone humanitaire sûre, donc la question
se posait avec acuité. Or, on sentait bien qu’une décision avait été prise en
haut lieu et qu’il ne fallait surtout par désarmer les FAR.
Nos
supérieurs nous expliquaient alors que cela serait pris par les militaires
rwandais – qui étaient beaucoup plus nombreux que nous – comme une forme de
défiance. Donc il ne fallait pas prendre le risque de les contrarier. Comme si
un soldat armé était moins dangereux qu’un soldat désarmé !
Des
tensions se sont manifestées du fait de cette ambiguïté permanente entre notre
mission officielle – protéger les personnes menacées – et une mission occulte,
non assumée, visant à soutenir jusqu’au bout les forces gouvernementales à
l’origine du génocide.
Après le Rwanda, il vous faudra vingt
ans avant de vous exprimer publiquement. Votre expérience à Sarajevo semble
avoir représenté un premier déclic…
Là
aussi, en ex-Yougoslavie, nous étions censés intervenir dans le cadre d’une
mission humanitaire pour empêcher les canons serbes de tirer sur la ville. Mais
la réalité, c’est que notre commandement nous a empêchés de nous en prendre aux
agresseurs. Nous avons donc assisté au massacre de Srebrenica avec
l’interdiction de nous interposer.
Avec
les légionnaires qui m’entouraient, dont certains avaient, eux aussi, fait le
Rwanda, nous en ressentions de la colère : accepter, au nom de la France, de
mener des missions qui s’avèrent indécentes.
En 1998, vous envisagez de témoigner
devant la Mission parlementaire d’information sur le rôle de la France au
Rwanda…
Naïvement,
j’ai alors fait savoir à mon commandement que je voulais expliquer aux
parlementaires le malaise que nous avions ressenti pendant Turquoise. Le
cabinet du ministre de la Défense de l’époque m’a alors envoyé une émissaire
qui m’a dit, en substance : « D’abord, ce n’est pas à vous de décider si vous
témoignerez devant les parlementaires. Et même si le ministre devait donner son
accord, c’est lui qui déciderait de ce que vous devez leur dire. » On m’a donc
clairement fait comprendre que les militaires français n’avaient pas à raconter
la vérité devant les élus de la nation…
A quel moment avez-vous décidé de passer
outre ?
En
2012, sept ans après avoir quitté l’armée, je me suis trouvé en phase de
transition professionnelle, ce qui m’a laissé le temps d’écrire un roman tiré
de mon expérience au Rwanda. Début 2014, à quelques semaines de la 20e
commémoration du génocide, j’ai été
invité à un colloque destiné à faire le point sur le rôle de la France au
Rwanda, réunissant diplomates, historiens, hommes politiques, juristes… Il
était organisé par un grand parti français et présidé par un homme politique
qui avait participé très activement à la Mission parlementaire d’information,
en 1998 – je ne peux donner davantage de précisions car cet événement faisait
l’objet de règles de confidentialité. [Organisé par le parti socialiste, le
colloque était présidé par un ancien ministre de la Défense de François
Mitterrand, Paul Quilès, par ailleurs ancien président de la Mission
parlementaire sur le Rwanda.]
Lorsque
j’ai livré mon témoignage, j’ai vu, aux quarante mâchoires qui se décrochaient
autour de la table, que mon témoignage n’arrangeait pas du tout la plupart des
participants.
Comment ont-ils réagi ?
Le
président du colloque s’est levé, il a pointé son index dans ma direction et
m’a dit d’un ton comminatoire : « Je vous demande de ne pas témoigner sur ce
sujet car vous risqueriez de créer de la confusion quant à l’image que se font
les Français du rôle qu’a joué leur pays dans le génocide du Rwanda ! » C’est à
ce moment-là que j’ai compris que j’avais bien trop attendu et que mon
témoignage aurait dû être mis sur la place publique depuis longtemps.
À partir d’avril 2014, vous allez donc
témoigner dans plusieurs médias ou lors de conférences. Pourquoi ce livre,
quatre ans plus tard ?
Parce
que j’ai constaté que ces témoignages
oraux n’étaient pas suffisants. Avec Rwanda, la fin du silence, je voulais être
sûr que mon témoignage serait intégralement retranscrit et qu’il ne serait plus
jamais effaçable.
En agissant ainsi, vous avez rompu
l’omerta qu’on vous intimait l’ordre de respecter. À quelles réactions
avez-vous été confronté ?
Du
côté de mes compagnons d’armes, la plupart restent emmurés dans la culture du
silence propre à l’armée française. Ils n’ont donc réagi ni positivement ni
négativement, mais j’imagine que beaucoup ont été choqués que je rompe cette
servitude institutionnalisée qui est pourtant, selon moi, en totale
contradiction avec l’exigence démocratique d’une société comme la nôtre.
D’autres
militaires, qui ont quitté l’armée, ont répandu publiquement, notamment dans
des livres, la fable officielle d’une opération Turquoise humanitaire. Lorsque
j’ai livré ma version, ils se sont retrouvés en porte-à-faux et ont cherché à
me discréditer. Enfin, les décideurs politiques de l’époque, qui sont toujours
dans le déni, font de leur mieux pour m’empêcher de témoigner.
Y compris en vous menaçant ?
Ils
ont exercé sur moi, via des intermédiaires, des pressions d’un autre âge. J’ai,
par exemple, été menacé dans mon boulot en des termes qui rappelaient
étrangement ceux prononcés par le président du colloque que j’évoquais
précédemment. Si je n’avais pas bénéficié du soutien de réseaux soucieux de la
transparence démocratique, il est clair que j’aurais alors perdu mon emploi.
J’ai
aussi été menacé par quelqu’un qui m’a été envoyé par un ancien
lieutenant-colonel de la Légion étrangère, qui est intervenu au Rwanda – l’un
des défenseurs du “village Potemkine” que je viens de mentionner. Cette fois,
il s’agissait de menaces physiques. Enfin, j’ai reçu des menaces très claires
émanant de services de l’État, que je préfère ne pas détailler.
Avez-vous violé l’obligation de réserve
ou le secret-défense en livrant ainsi votre récit ?
Lorsqu’on
a eu accès à des informations ou qu’on a participé à des interventions
classifiées, le fait de quitter l’armée ne change rien à l’obligation de
confidentialité, qui continue de s’exercer. Ce qui veut dire que si l’opération
Turquoise avait été classifiée « secret défense » ou « très secret défense »,
je ne pourrais pas en parler aujourd’hui sous peine de commettre un délit,
voire un crime.
Le
problème, c’est qu’en alimentant cette fable d’une opération humanitaire, les
autorités de l’époque ont oublié de classifier toute une partie de cette
opération. C’est ce qui me donne la possibilité légale d’en parler sans trahir
un secret.
Pourquoi, dans ce cas, êtes-vous le seul
à oser le faire ?
L’un
de mes camarades, qui appartenait à l’armée de l’air, a voulu s’exprimer, en
appui de mon témoignage, sur les opérations qu’il a menées en coordination avec
moi durant Turquoise. Mais il a été rattrapé par l’armée de l’air. On lui a
assuré que toutes les opérations aériennes étaient désormais classifiées
confidentiel défense, y compris rétroactivement, et que par conséquent il ne
pouvait en parler sans une autorisation du ministre de la Défense. Y compris
quand un juge français l’a convoqué pour l’auditionner dans une procédure
relative à l’opération Turquoise. En contrepartie, il a été assuré de périodes
de réserve dont il avait financièrement besoin. C’est en procédant ainsi que le
silence devient amnésie…
https://www.jeuneafrique.com/542435/politique/france-rwanda-un-ancien-officier-brise-lomerta-malgre-des-menaces-emanant-de-services-de-letat/