Par Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au
CNRS, associée au CEVIPOF, Sc po Paris. 3 février 2018
Le terreau fertile de la radicalisation
La radicalisation est donc un processus de rupture qui
a pour but la transformation de soi et la transformation du monde, quels que
soient les moyens pour y parvenir, y compris la violence jusqu’au terrorisme.
Pour se développer, elle a besoin d’un terreau fertile qui réunit un ensemble
d’éléments : la victimisation, le complotisme, le rejet des valeurs
républicaines et de la laïcité.
1. La victimisation chez ceux qui se sentent peu
reconnus, discriminés ou humiliés par la société, par l’école, favorise
l’endoctrinement. Mais l’attitude victimaire est ambivalente : certains
revendiquent d’être « stigmatisés » pour exister en renvoyant en
miroir la culpabilité à « l’homme dominant », la responsabilité
à la « société occidentale » ; d’autres, à l’inverse, cherchent
le chemin initiatique du héros combattant. Les jeunes radicalisés rejettent la
première attitude et la condescendance de ceux qui les assignent à une identité
de « victimes de la société », ils veulent devenir des acteurs
de leur vie. La question est alors posée du comportement des professionnels et
des associatifs, qui, avec de bonnes intentions, entretiennent les images
conjointes de l’exclusion et de la compassion. Le regard condescendant est jugé
insupportable par les jeunes entrés dans un processus de radicalisation. Entre
la bienveillance et le paternalisme, il n’y a qu’un pas. Celui qui possède le
savoir, qui exerce le pouvoir, qui est bien « assis » et arbore son
paternalisme, est honni - les « idiots utiles » n’ont pas compris que
leur crainte de stigmatiser les jeunes des « quartiers » est
ridiculisée et rejetée par ces mêmes jeunes. Et c’est là où se noue le lien
avec la théorie du complot : « On vous ment », « Les choses
ne sont pas telles qu’elles apparaissent » : les radicalisés se
veulent des « chercheurs de vérité » pas des assistés.
2. Le recours fréquent à la « théorie du
complot » est utilisé pour justifier la recherche d’une vérité qui serait
« ailleurs », et révèlerait « les mensonges » des médias et
des puissants. Le « complotisme » entretient une paranoïa qui
favorise le projet d’actions destructrices et mortifères contre « une
société du mensonge ». La violence devient alors une catharsis. Mais il
permet aussi de se sentir distingué, « d’être dans le secret ». Le
complotisme est fréquemment alimenté par un antisémitisme qui s’exprime avec
virulence, mêlé à la dénonciation des illuminati, des banquiers, des
francs-maçons, de la CIA…La récurrence des images archétypales du complot est
étonnante. Elle rassure ceux qui ont été traités de « nuls » à
l’école et qui se croient au dessus des lois. Désormais, ce sont eux qui sont
dans le vrai ! Avec la théorie du complot, ils se distinguent des autres,
arborent le savoir occulte et prédisent « l’avenir sombre d’un monde
dépravé », « l’apocalypse ». « Ils savent, les autres sont
ignorants ».
3. Le rejet du pluralisme des convictions, considéré
comme de l’impiété, et de la laïcité, entendue comme une série d’interdits
« islamophobes » font le lit de l’embrigadement. Celui-ci se veut la
réponse à une série d’interrogations qui n’ont pas été entendues, à une quête
de vérité qui n’a pas été satisfaite, à une initiation aux valeurs qui n’a pas
été engagée. Cela s’accompagne fréquemment d’un discours sur la dégradation des
mœurs, la corruption des politiques, la vanité de la société de consommation.
Et les intellectuels, les élus, les éducateurs, qui se croient obligés de
dénigrer systématiquement les valeurs de la République, pour prouver leur
liberté de pensée et leur compassion à l’égard des « damnés de la
terre », développent en fait le tapis rouge sous les pas des nouveaux
dictateurs, à l’instar de la fin de la République de Weimar. Certains
discouraient pendant qu’Hitler utilisait la propagande par l’image et le son,
le symbolisme et les fantasmes.
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