Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au
CNRS, associée au CEVIPOF, Sc po Paris. 3 février 2018
L’emprise
mentale prospère sur la victimisation de ceux qui se sentent humiliés, atteints
dans leur dignité et leur identité. La religion surgit souvent au cœur de cette
blessure.
En vérité, les facteurs de la radicalisation sont
multiples et le processus est intimement lié à des archétypes et aux ressorts
psychologiques des idéologies totalitaires, confessionnelles ou non. La réponse
ne peut être que citoyenne et républicaine.
Le cyber-endoctrinement a quelques années d’avance sur
nos méthodes pédagogiques ; il joue sur l’émotionnel, le symbolique et les
fantasmes !
Les étapes de l’embrigadement
L’endoctrinement se présente comme un chemin
initiatique, marqué par des épreuves, qui sont autant d’étapes vers la
naissance d’un « homme nouveau ».
1. La première étape est celle de la séduction. Le
repérage se fait par le moyen d’algorithmes permettant de cibler
progressivement un noyau de personnes à la recherche d’un
« ailleurs », d’une autre vie. C’est la métaphore du pêcheur qui
jette son filet pour attraper quelques poissons. Le ciblage prend en compte une
batterie de critères qui vont de caractéristiques psychologiques et familiales
à des différences culturelles, linguistiques, de genre, des trajectoires
migratoires…il utilise des langages différents et certains sites visent plus
particulièrement les filles, les convertis, les étudiants. Cette première phase de la
séduction joue sur l’isolement, sur des failles narcissiques, l’ennui de soi et
du monde, les addictions. Elle reste le plus souvent invisible, car elle a
besoin du secret pour manipuler la personne dans son intimité.
2. La
deuxième étape de l’embrigadement requiert l’implication du manipulé, qui va
devenir à son tour manipulateur. Elle est celle du prosélytisme visible
qui recourt à des attitudes, des gestes, des paroles, une apparence, destinés à
être remarqués. Des applications sur les smartphones servent d’aide-mémoire pour
indiquer la liste de ce qu’il est permis ou interdit de faire, ce qui rapporte
des points pour aller au paradis et ce qui en fait perdre. L’endoctrinement
demande alors à l’internaute de devenir à son tour manipulateur en l’alimentant
de slogans et de réponses-types, en indiquant les lieux où se montrer et où
tester la résistance des impies. Le manipulé/manipulateur se sent choisi,
« élu ».
Les signes visibles de l’implication
sont récurrents : changements d’apparence physique (maigreur, barbe),
de vêtement (djellaba, niquab, pantalons au dessus des chevilles et qui
« ne montrent pas l’entrecuisse »), de modes de vie (enfermement dans
sa chambre) ; respect formel de prescriptions et de rituels (nourriture,
prières, jeûne). Ces changements visibles s’accompagnent de comportements en
rupture : décrochage scolaire, abandon d’activités de loisirs ou
sportives (sauf les sports de combat) ; éloignement de l’entourage,
des anciens copains et copines ; refus de serrer la main d’une personne
d’un autre sexe ou d’un mécréant (geste qualifié de « symptôme de
schizophrénie » par une psychiatre tunisienne) ; refus de la
mixité ; rupture avec la famille ; transformation de la
personnalité tel le renoncement à la séduction, l’absence de coquetterie
(« on s’enlaidit sciemment ») ; la perte du sens de
l’humour, de l’esprit critique et l’interdiction du rire. Si certains de ces signes
rappellent des provocations adolescentes, les changements opérés par un
processus de radicalisation participent d’une transformation profonde de la
personnalité.
3. La troisième phase est celle de la dissimulation,
l’effacement de toute manifestation extérieure. La personne, déterminée dans
son engagement, se « fond » dans l’environnement pour mieux agir.
C’est l’étape de la taqiya (dissimulation) où il s’agit de « tromper
l’ennemi de la foi ». S’arrêter à qualifier la radicalisation à travers
quelques signes visibles est donc en partie un leurre, alors que le moment le
plus irréversible et dangereux ne se voit pas : « Il était gentil, il
tenait toujours la porte et il sortait avec des filles, je ne comprends
pas » disent les voisins. La crainte de se signaler conduit, aujourd’hui,
à entrer plus rapidement dans cette troisième phase. Le cyber-endoctrinement
peut favoriser des passages à l’acte en quelques jours. La rapidité de
l’élément déclencheur rend le phénomène particulièrement difficile à détecter.
Lors de la troisième phase, les recrutés sont aux ordres. Ils peuvent commettre
des actes graves ou former le « deuxième cercle » de ceux qui fournissent
un appui logistique aux auteurs d’agressions. Ils n’ont plus besoin de partir
dans un pays éloigné, ils peuvent agir sur le territoire national et, de plus
en plus, « infiltrer » les institutions ou les organismes en contact
avec des jeunes.
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