Écrit par Philippe Delorme (Historien et journaliste)
« Doucement, majestueusement, il égorgea avec
un large coutelas, au manche richement orné, les douze premiers captifs. Après
lui, les grands dignitaires opérèrent de le même façon, avec des couteaux à
lame d’argent, à lame de cuivre, ou à lame d’acier, selon leur rang… Les
exécuteurs ordinaires firent ensuite leur œuvre et abattirent mille autres
têtes ». C’est ainsi, selon la tradition des « grandes
coutumes », que Béhanzin, onzième roi d’Abomey, ouvre les cérémonies de
son avènement, le 30 mars 1890, marquées par une débauche de sacrifices
humains.
Remontant
au XVIIè siècle, l’Abomey, ou Dahomey – la partie méridionale du Bénin actuel –
doit sa prospérité et son existence– à l’instar des autres royaumes d’Afrique
Occidentale – au commerce de ce qu’on appelait le « bois d’ébène ».
Le grand père de Béhanzin, Ghézo, l’avouait en 1840 : « La
traite a constitué le principe directeur de mon peuple. C’est la source de sa
gloire et de sa richesse. Ses chants célèbrent nos victoires et la mère endort
son enfant avec des accents de triomphe en parlant de l’ennemi réduit en
esclavage ».
Pratique
commune à la plupart des sociétés traditionnelles, la servitude apparaît
structurelle en Afrique, où l’autorité de quelqu’un se mesurait jadis à
l’importance de son cheptel humain.
Elle connaîtra un premier essor au VIIIè
siècle, avec la traite à destination du monde Musulman. A travers le Sahara d’une part, l’océan Indien et la
mer Rouge de l’autre, 15 à 20 millions
de captifs vont transiter jusqu’à l’orée de l’époque contemporaine, afin
d’approvisionner les marchés du Maghreb, d’Egypte et d’Orient.
Les
trafiquants Arabes peuvent compter sur la complicité active des chefs du
« Soudan » - le « Pays des noirs ». C’est ainsi que se
développeront les émirats du Kanem-Bordou, du Ghana, d’Ouaddaï, de Baguirmi, de
Songhaï et plus tard, à l’est du continent, le sultanat de Zanzibar, plaque
tournante des raids menés dans la région des grands lacs. Au sein des grands états du Sahel, fondés sur la traite négrière,
jusqu’au deux tiers de la population sont de condition servile.
En
1324, l’empereur du Mali, Kandou Moussa, se rend en pèlerinage à la Mecque,
avec deux milliers de serviteurs, la plupart esclaves…
Initiée dès le XVè siècle par les
Portugais, la traite transatlantique va déplacer près de 11 millions d’individus.
Mais là encore, rien n’aurait été possible, sans le concours des potentats
locaux. En 1511, le roi Makoko du Congo est le premier à vendre une douzaine de
prisonniers, expédiés vers l’Amérique. Jusqu’au XIXè siècle, les Européens se
contenteront d’installer des fortins et des comptoirs sur le littoral, sans
s’aventuer à l’intérieur. En échange
d’armes à feu, de tissus, d’alcool, de lingots de fer – et non de « pacotille »
comme le veut la légende - les négriers
blancs prennent livraison de leurs cargaisons humaines.
Les
monarchies Yoruba, Koya, Khasso, les confédérations Fante et Achanti, l’imanat
du Fouta-Djalon conduisent des guerres incessantes pour « s’approvisionner »
dans le vivier inépuisable des populations animistes. En 1750, par exemple, le
roi d’Abomey, Tegbessou, fournit un contingent annuel de 9000 esclaves, ce qui
lui assure un revenu de 250.000
livres.
Le courant abolitionniste, né dans le
sillage des lumières et de la révolution Française, remet en cause ce négoce.
Face à la perspective d’une ruine de leur économie, essentiellement fondée sur
la traite, les royautés côtières se livrent d’abord à la contrebande, avant de
devoir s’incliner devant la détermination occidentale.
Fer
de lance de la lutte contre le trafic négrier, le Royaume Uni s’essaie à la
« diplomatie financière ». Ainsi le roi de Madagascar, Radama,
renonce en 1817 à la vente aux trafiquants européens, moyennant une allocation
de 10.000 dollars durant trois ans. En 1842, des chefs du Nigéria et du
Cameroun concluent des accords similaires. Plus tard George Oruigbiji Pepple,
souverain de Bonny, un état esclavagiste du delta du Niger, acceptera une
transaction similaire… avant de reprendre ses activités illicites !
Paradoxalement,
l’éradication complète de la traite et de l’esclavage constituera le moteur
humaniste – le prétexte, diront certains – de l’entreprise coloniale, pendant
la seconde moitié du XIXè siècle. En
plaçant les territoires conquis sous l’administration directe de la métropole,
le Royaume Uni et la France vont libérer aussi de nombreuses ethnies de la
menace séculaire et de la cruauté de leurs voisins, comme la rapacité des
razzieurs musulmans. Ce qui explique sans doute la facilité relative avec
laquelle ces deux puissances européennes ont pu étendre leur domination, en
quelques décennies sur la majeure partie du continent noir.
Le
cas du royaume d’Abomey illustre ce processus. Les Britaniques tenteront à
maintes reprises d’y user de persuasion. Importuné par leur insistance, le roi
Ghézo propose, afin d’avoir la paix, « d’offrir
deux jeunes esclaves pour laver le linge de la Reine Victoria » !
Son fils et successeur, Da-Da-Glélé, continuera de camper sur ses positions :
« Aucune somme ne m’achètera […] Il n’y a que deux rois en Afrique,
Achanti et Dahomey, je suis le roi de tous les noirs […] Si je ne peux pas
vendre les prisonniers de guerre, je dois les tuer, et ce n’est certainement
pas la volonté des Anglais. »
A partir
de 1850, le nombre des esclaves capturés devient très supérieurs à celui des
« exportations » vers le nouveau monde. Trente ans plus tard, la
quasi-totalité d’entre eux demeurent en Afrique, employés sur des plantations
de palmiers à huile, ou condamnés à périr.
Blocus
naval et tarissement de la demande entraînent en effet, une
« surproduction » dont la conséquence la plus funeste sera sans doute
la recrudescence des meurtres rituels lors des « coutumes » qui
ensanglantent périodiquement le royaume, monstrueux culte aux ancêtres de la
dynastie régnante d’Abomey.
Les
tueries perpétrées à l’occasion de l’accession au pouvoir de Béhanzin, en 1890,
seront dépeintes dans la presse Parisienne, avec un luxe de détails formant
ainsi l’opinion à la conquête civilisatrice. « Pendant ces deux dernières nuits, relate l’Universel Illustré du 5
avril 1890, il est tombé plus de 500
têtes. On les sortait du palais à pleins paniers, accompagnées de grandes
calebasses dans lesquelles on avait recueilli le sang pour en arroser la tombe
du roi défunt. Les corps étaient traînés par les pieds et jetés dans les fossés
de la ville où les vautours, les corbeaux et les loups s’en disputent les
lambeaux qu’ils dispersent un peu partout […]. »
Béhanzin
ne tarde pas à adresser un défi aux Français. Il commande 15.000 guerriers et
4.000 amazones, il les arme de machettes et de fusils fournis par les
Allemands. En face, le colonel Alfred Dodds ne dispose alors que de 800 hommes,
mais bientôt renforcés par des légionnaires et des spahis. Malgré une
résistance farouche, Béhanzin que les soldats Français surnomment
« Bec-en-zinc » est battu au mois de novembre 1892.
Le
roi déchu cherche à négocier, mais les vainqueurs exigent sa reddition pure et
simple.
D’abord
déporté à la Martinique avec quatre de ses douze femmes et d’autres membres de
sa famille, il demeure assis sur un banc, taciturne, fumant sa pipe et scrutant
sans cesse l’océan. « Son œil,
témoigne un contemporain, a quelque chose
d’aigu et de perçant qui vous pénètre et vous devine. Son torse nu, large et
noueux, à demi caché sous un pagne, révèle une force peu commune. »
Par la suite Béhanzin est transféré en
Algérie, où il succombe à une pneumonie le 10 décembre 1906. Sa dépouille ne
sera rapatriée à Cotonou qu’en 1928. Malgré les restrictions des autorités
coloniales, ses fidèles lui feront des obsèques splendides.