Cher
Papa, que de choses j’aurais à te demander. C’est au moment où nous avons
beaucoup d’expérience commune, au moment où nous pourrions en parler, que nous
ne pouvons plus le faire.
Je
crois que c’est au moment où mes enfants sortent de l’enfance, que je sors de
la mienne. La béatitude niaise que j’avais à voir et admirer mes enfants laisse
place à une douleur lancinante de voir que leur avenir n’est pas assuré. Leur
vie sera extrêmement difficile.
J’ai
d’énormes remords de les avoir mis sur terre. Et pourtant, dès le merveilleux
choc de leur venue au monde, je m’étais promis de respecter leurs personnes,
leurs identités. Je ne devais que les protéger, que les aider, pas empêcher
leur développement ! Mais je n’ai pas su créer un environnement privilégié
et pérenne. Et ça, je n’y ai pas pensé ! Je n’ai pas pensé une seule
minute, que je ne pourrais pas leur assurer un empire financier, ou bien un
environnement sociétal fait de réseaux, de renvois d’ascenseurs, sorte de
communautarisme entre privilégiés…
Et
pourtant, j’aurais du y penser ! C’était mon devoir ! Et si j’avais
eu cette démarche intellectuelle, j’aurais compris que n’étant pas capable
d’atteindre de tels objectifs, il aurait été plus prudent de ne pas se hasarder
d’engendrer des enfants, futurs malheureux sur terre !
Alors
maintenant, j’me trimbale avec ces remords et ces souffrances, d’être
impuissant pour l’avenir de ceux qui comptent plus que moi.
Finalement,
l’égoïsme est parfois une vertu ! Ne pas faire d’enfant n’aurait pas été
qu’une insensibilité aux autres, mais en l’occurrence, plutôt une prévenance,
une bienveillance envers mes prochains…
Mon
égoïsme, en fait, a été de les faire venir sur cette terre sans avenir !
De ça Papa, j’aurais bien voulu débattre avec toi. Oh, je sais bien, tu aurais
dit « Mais tu ne pouvais pas savoir ! Ce n’est pas de ta faute !
Tu as fait tout ce que tu as pu ! Et puis, c’est à eux de se
démerder ! ».
Tu
les aimais tant, mes petits ! Un jour, tu as dit que tu n’en revenais pas,
le jour où je t’ai mis Toto dans les bras, quand il était un tout petit
nourrisson. Et Maman non plus ! Vous bichiez comme des vieux poux !
Quelle drôle d’expression, d’ailleurs. Elle vient de vous deux. Belle époque de
ma jeunesse, insouciante, confiante en vous et en l’avenir, pressé que j’étais
de devenir grand, de partir, d’aller m’envoler vers les cimes… Quelles drôles
de cimes d’ailleurs ! Le soleil pas si haut que ça, a du me brûler les
ailes, sûrement !
Mais
j’étais resté pendant cinquante sept ans un enfant, dans ma tête. Un enfant
rempli de rêves et d’espoirs, confiant en moi-même, confiant dans le destin que
nécessairement mon opiniâtreté me ferait obtenir, à la force des poignets… Ou
plutôt à la force de ma volonté, de ma capacité de raisonnement, de mes
dispositions techniques, organisationnelles…
N’était-ce
pas très puéril ? J’ai vécu dans l’illusion imbécile… Enfin disons que
cette illusion a fonctionné pendant cinquante sept ans… Et puis, depuis… depuis
huit ans… La réalité est là, sous mon nez ! Triste réalité,
implacable ! Prisonnier que je suis de mes incapacités nouvelles !
Tiens
par exemple : Cela fait plus d’une semaine que je ne parviens toujours pas
à trouver une solution technique pour réaliser le supportage de mon tuyau de
descente d’eaux pluviales… Putain de merde ! Dans le temps, le lendemain,
au réveil, j’aurais eu la solution. Je suis certain que la solution est
simple ! Mais putain ! Je ne la trouve pas !
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