Par
Louis Nadau - Publié le
02/12/2022 à 19:09 dans Marianne
Entendu à
l’Assemblée nationale par la Commission d’enquête sur la souveraineté et
indépendance énergétique, Yves Bréchet, Haut-Commissaire à l'énergie atomique
de 2012 à 2018 a
pointé, face aux députés, « l'inculture scientifique et technique de notre
classe politique », selon lui « au cœur du problème » dans la
politique énergétique française.
Avant de quitter ses
fonctions à la tête d'EDF en septembre, Jean-Bernard Lévy livrait contre les dirigeants
français un réquisitoire implacable. Bis repetita ce mardi 29 novembre :
à l’heure où la France est menacée par une pénurie d’électricité, c'est au
tour d'Yves Bréchet, Haut-Commissaire à l'énergie atomique de 2012 à 2018, de
sonner la charge. Entendu à l’Assemblée nationale par la Commission d’enquête sur
la souveraineté et indépendance énergétique, le polytechnicien, membre de
l’Académie des sciences et président du conseil scientifique de Framatome,
était interrogé sur les causes du marasme dans lequel se trouve le nucléaire
français, dont la moitié du parc est aujourd’hui à l’arrêt. Sans exonérer les
acteurs de la filière de leurs responsabilités, Yves Bréchet a pointé, face aux
députés, « la question de l'instruction scientifique des dossiers
politiques », selon lui « au cœur du problème ».
« La
faiblesse des analyses conduisant aux décisions de l'État pose question »,
alerte l’expert « têtu mais pas obstiné », ayant refusé un
troisième mandat de Haut-commissaire, faute d’avoir été entendu. « Il
est important de comprendre comment la cohérence d'une stratégie
industrielle a cédé la place à l'opportunisme d'une stratégie de communication »,
explique-t-il sans ambages. C’est au lance-flammes que passe la politique
énergétique et industrielle française des quinze dernières années : « La
doxa prônant le passage de 75 à 50 % de la capacité électro-nucléaire, la
confusion entre la puissance installée et la puissance délivrée, l'omission des
coûts de réseau et de stockage dans l'évaluation des aspects économiques des
différentes sources d'électricité, le refus de procéder à une analyse de fond
des expériences faites chez nos voisins, témoignent au mieux d'une naïveté
confondante », lance Yves Bréchet.
Lequel enfonce le
clou, en ajoutant : « La propension à considérer que les technologies
en développement – l'hydrogène comme vecteur énergétique, les smart-grids –
peuvent être, en situation d'urgence climatique, des technologies à déployer
massivement, dans l'instant, témoigne d'une méconnaissance profonde des délais
de développement. (...) Inversement, la procrastination sur toutes les
décisions concernant le nucléaire et la politique d'annonces dans l'attente de
décisions concrètes de mise en chantier montrent une ignorance stupéfiante de
l'inertie intrinsèque des industries lourdes et de la nécessité d'une vision
stable à long terme pour conserver l'outil industriel au bon
niveau. L'incapacité à penser l'ensemble d'un système énergétique conduit
à des PPE [Programmations pluriannuelles de l'énergie, N.D.L.R.] qui
sont un collier de perles gadget au moment où on aurait besoin d'un câble
robuste. » Outch.
Qui est responsable
de ces errements ? Si les fautes politiques sont régulièrement pointées
dans la gestion du dossier énergétique, elles le sont rarement avec autant de
force. « Ces constatations sont autant de signes que l'analyse
scientifique et technique a déserté les rouages décisionnels de l'État sur ces
sujets », juge ainsi l’ancien Haut-commissaire – un poste particulier,
conseillant à la fois le Commissariat à l’énergie atomique et l’exécutif sans
aucune tutelle hiérarchique, ce qui garantit une parole très indépendante. La
preuve dans cette sortie, adressée aux députés de la commission : « Au-delà
des anciens ministres que vous pouvez auditionner pour le fun, en étant à peu
près sûr de n'avoir que des effets de manche, c'est dans les structures des
cabinets et de la haute administration, qui sont censés analyser les dossiers
pour instruire la décision politique, qu'il faut chercher les rouages de la
machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté énergétique et
industrielle. »
Carriérisme
« Pourquoi,
en six ans de mandat et malgré les demandes réitérées, je n'ai vu se tenir le
comité à l'énergie atomique que deux fois, alors qu'il aurait dû être réuni
chaque année ? (...) Pourquoi est-il rarissime d'avoir un retour sur un rapport
technique ? Pourquoi les avis réitérés de l'Académie des sciences, de
l'Académie des technologies, sont-ils reçus dans un silence poli ? »,
demande encore Yves Bréchet. Selon lui, il faut d’abord chercher dans « l'inculture
scientifique et technique de notre classe politique » la cause
primaire de ces dysfonctionnements. « Dans la génération qui a
reconstruit le pays, les élèves de l'ENA recevait un cours de Louis Armand
– polytechnicien et résistant ayant dirigé la SNCF après-guerre, puis Euratom,
ndlr. – sur les sciences et les technologies de la France industrielle. Il
faut avoir eu ce cours entre les mains pour comprendre ce que ça voulait dire :
ça ne faisait pas d'eux des ingénieurs, cela leur donnait la mesure du
problème. »
L’aréopage de
conseillers gouvernementaux ne sort pas indemne, lui non plus, de cette
audition. « Quel que soit le prestige de leurs diplômes, ils se
retrouvent à conseiller sur des sujets qu'ils ne maîtrisent généralement pas un
ministre qui ne se pose même pas la question, mitraille le scientifique
devant des députés moitié amusés, moitié interloqués. Leur première
préoccupation sera trop souvent de ne dire à leurs ministres que ce qu'il a
envie d'entendre pour ne pas nuire à leurs carrières à venir. »
Déplorant que « l'analyse scientifique des dossiers soit
systématiquement ignorée, broyée par effet de cour qui était au service des
gouvernants plus qu'à celui du pays », Yves Bréchet martèle le
message : « Au fond, c'est l'instruction scientifique et technique des
dossiers politiques qui doit être repensée de fond en comble. Que les corps
techniques de l'État forment correctement leurs jeunes, au lieu de se contenter
d'être le chien de garde de chasses gardées. Que les conseillers soient en état
de conseiller, c'est-à-dire réapprennent à analyser le fond des dossiers et à
challenger les experts. » Il n’est pas certain que la destruction des grands corps publics (préfets, diplomates
ou inspecteurs) initiée par Emmanuel Macron au profit d’une logique se rapprochant
du fonctionnement du privé aille exactement en ce sens.
Note de zalandeau : Je fustige depuis longtemps sur ce blog, l’incompétence flagrante de nos dirigeants. Mon jugement se fondait sur les faits, c'est à dire sur les non-actes, sur les non-décisions, sur les décisions totalement inappropriées. Je diagnostiquais que les cursus de ces dirigeants étaient totalement inadaptés aux problèmes scientifiques et techniques contemporains et qu'également ces cursus les amenaient dans un monde de certitude idéologique totalement déconnecté des réalités ! Je suis content de vous livrer ci-dessus les propos de Jean-Bernard Lévy, polytechnicien et d' Yves Bréchet, polytechnicien et physicien, lesquels confortent ma vision de la dégénérescence des capacités de nos élites confrontées aux défis modernes auxquels la France doit faire face.