Ecrit par Zineb El Rhazoui, dans Le Matin d'Algérie, le 29 juillet 2016 :
Avant ton grand départ, je voulais t’écrire comme on jette une
bouteille à la mer, car je sais que tu ne lis pas. Je ne te connais pas,
mais je sais beaucoup de choses sur toi. Je sais par exemple que tu
n’es pas allé t’attabler ce matin avec ton Figaro Magazine sous le bras
pour prendre ton café et saluer ceux de ton quartier. Tu me liras
probablement en tapant djihad sur ton clavier, car c’est ainsi que tu
procèdes. Ton moteur de recherche te proposera peut-être ma lettre parmi
la longue liste de sites qui t’ont appris que le crime de masse était
ton identité, que pour aimer ton Dieu, il fallait haïr les hommes.
Par Zineb El Rhazoui (*)
Ton identité supposée, celle que tu
penses avoir perdue et qui t’a fait entreprendre cette quête, c’est
aussi la mienne. Lorsque nous étions enfants, puisque nous avons le même
âge, je m’étonnais que tu m’appelles "cousine" quand je venais du bled
pour passer mes vacances en France. Je trouvais alors que tu avais
beaucoup de chance de vivre ici. Tu avais des droits que je n’avais pas,
tu allais à l’école républicaine pendant que je vomissais les cours de
religion obligatoires. Tu faisais du sport, alors que le terrain de
handball de mon collège était un vaste champ de boue, et que la moitié
de mes camarades de classe avaient renoncé aux cours d’éducation
physique parce qu’ils ne possédaient qu’une paire de sandales en
plastique. Toi, tu venais frimer en été avec tes baskets dernier cri, tu
te soignais gratuitement dans des hôpitaux équipés, alors que seuls les
plus nantis parmi nous pouvaient se payer des médicaments. Aujourd’hui,
tu prônes la médecine mahométane dans des conférences en France, pays
de l’hôpital public, tu conseilles de se soigner au Coran, au miel et à
l’urine de chameau. Demande à tes cousins du bled, ils ont déjà essayé,
ça ne marche pas.
Pourtant, tu te sentais exclu. Tu disais que
tu n’avais pas eu les mêmes chances que les autres, et tu as oublié que
nous, ceux du bled, n’avions jamais eu les mêmes chances que toi. Tu
nous as donné beaucoup d’espérance, lorsque enfants, nous t’avons vu
t’élever contre le racisme, revendiquer ton droit à l’égalité et à
l’intégration. L’antiracisme est devenu un étendard d’espoir, nous
avions alors cru à des lendemains républicains meilleurs, à une France
qui serait enfin fière de sa diversité. Certains de tes "cousins" ont
saisi l’air du temps, ils sont devenus fonctionnaires, enseignants,
ministres, avocats ou policiers.
Lorsque tu as sombré dans la petite criminalité, ils
t’ont trouvé des excuses pour mieux s’attirer le vote de tes pères. Pas
moi.
Et toi, regarde-toi. Tu as fait de
l’antiracisme non pas un combat pour l’universalité des droits, pour
gommer les différences entre les citoyens d’un même pays, mais une
petite lutte pour faire valoir ta portion congrue. A ta décharge, je
reconnais que tu n’y serais jamais arrivé sans l’aide de certains
politiques, pour qui l’antiracisme n’était qu’un slogan électoral. Ils
ont fait de toi leur chasse-gardée, leur fonds de commerce. Ils t’ont
expliqué que toi, né en France, tu étais différent et que tu le serais
toujours, car c’est ainsi qu’ils te voient, pas moi. Moi qui fus ta
cousine, je sais que tu n’es pas exclu ipso facto, mais que tu te
complais dans cette posture pour mieux haïr. Ils t’ont appris que ce
n’était pas la peine d’apprendre à l’école, car tu ne trouverais jamais
de travail. Pendant ce temps, chaque jour, de nouveaux arrivants en
France s’élevaient par le savoir. Ils t’ont ôté toute notion de mérite
en te consacrant des quotas, convaincus que c’était le seul moyen pour
toi d’intégrer les grandes écoles. Lorsque tu as sombré dans la petite
criminalité, ils t’ont trouvé des excuses pour mieux s’attirer le vote
de tes pères. Pas moi. Car je sais que si tous les hommes sont égaux en
droits, ils le sont aussi en devoirs. Les politiques de ce pays t’ont
expliqué que ta religion prônait la paix et l’amour, alors que ton imam
t’expliquait qu’il fallait battre ta femme. Que dis-je? Tes femmes!
Lorsque tu as arboré un accoutrement afghan pour revendiquer ton
identité de Nord-Africain, ces mêmes politiques t’ont expliqué que tu
avais le droit de te ridiculiser dans l’espace public, car il s’agissait
de ta "culture". Moi, je sais que ce n’est pas l’habit qui fait
l’Arabo-Berbère, l’Amazigh, qui dans la langue de Jugurtha, veut dire
l’homme libre.
Tes droits, tu les as toujours obtenus en français, et pourtant, tu hais cette patrie.
Sais-tu au moins ce que le mot djihad
veut dire avant d’y aller ? Toi qui baragouines l’arabe depuis que tu
appliques à la lettre la foi de Mahomet ? Je gagerais que non. Ton
arabe, celui que j’ai tété du sein de ma mère, ce dialecte que parlent
tes parents et que tu n’as jamais appris, ne connaît pas ce mot. Tu n’as
jamais eu à défendre tes droits en arabe. Tu n’as jamais eu à répondre à
ton agresseur parce que tu es une femme, tu n’as pas eu à corrompre un
fonctionnaire pour te délivrer ton acte de naissance, ni à expliquer à
un policier ce que tu fais avec ta petite amie, ni à chanter les
louanges d’un dictateur, ni à supplier à l’entrée d’un dispensaire pour
que l’on daigne te soigner. Tes droits, tu les as toujours obtenus en
français, et pourtant, tu hais cette patrie. Djihad veut dire effort,
mais quel effort as-tu déjà fait avant de te résoudre à faire celui de
la guerre? Ton islam à toi, celui que tu penses être ton identité
retrouvée, n’est qu’une maladie mentale, une nécrose de la raison, une
défaite de ton humanité.
Lorsque tu cesseras de te faire passer
pour une victime alors que tu es ton propre persécuteur, lorsque tu
accepteras d’être enfin ton seul maître, et non le mercenaire et
l’esclave d’une idéologie qui te méprise tout autant que ces politiques
qui ont fait de toi le parent pauvre de la République, je pourrais te
dire, moi ta lointaine "cousine" du bled, comment faire pour t’intégrer
en France tout en retrouvant enfin ton identité. Pour l’y avoir étudiée,
je pourrai te démontrer que ta langue, l’arabe, est remarquablement
enseignée dans notre pays. Je t’apprendrai que Paris est la capitale de
la culture arabe, celle qui n’a pas droit de cité sous les cieux de nos
dictatures. Je t’emmènerai voir des spectacles d’artistes arabes qui ne
peuvent plus se produire dans leur pays à cause de tes idéologues. Je te
montrerai que la France est aussi la Mecque de ceux parmi nous qui
défendent les droits humains dans des pays qui les violent allègrement.
Si tu es encore parmi nous, tu verras qu’il est possible de renouer avec
ton identité perdue, tout en étant plus français que jamais.
Z.E.R.
(*) Zineb El Rhazoui est
journaliste à Charlie Hebdo. Rescapée de la tuerie du 7 janvier 2015,
Zineb El Rhazoui est l’une des femmes les plus protégées de France et
vit depuis 2009 sous protection policière en raison de ses propos sur
l’islam. Née à Casablanca, au Maroc, en 1982, elle est diplômée de
l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et titulaire
d’une maîtrise en sociologie des religions.
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