Écrit le 21 août 2023
Dans cette ambiance d’agressivité harcelante, dont il
me semble qu’elle est d’origine paranoïde, mêlée à de la jalousie et à de la
méchanceté… mais qui peut se retourner pour quelques heures seulement en une
gentillesse souriante, qui m’estourbit sous un flot de paroles sur des sujets
totalement inintéressants, ce qui me fait penser à de la bipolarité… Je me
questionne… Parce qu’à force de subir la partie paranoïde, j’ai l’impression de
devenir pareil, comme si la paranoïa était contagieuse… A tel point que
lorsqu’elle revient dans sa phase gentille, je réagis avec circonspection comme
un animal blessé et j’ai tendance à être également agressif pour me défendre
comme si j’étais également paranoïaque…
Est-ce qu’elle me déteste ? Est-ce vraiment une
malade mentale ? Je ne suis pas médecin et d’ailleurs je n’étais pas doué
dans ces matières là… En tous cas j’en prends plein la figure du point de vue
de la morosité, des idées morbides et des colères violentes qu'elle suscite en moi et que je maîtrise
avec de plus en plus de difficulté… J’ai peur un jour de ne pas savoir esquiver
et de passer à l’acte…
J’ai donc cherché sur Internet pour savoir si cela
s’attrape ???
Voilà ce que j’ai trouvé et qui confirme bien la contagiosité
du paranoïaque sur le « paranoïé » (celui qui subit la paranoïa) ! C’est assez long :
https://www.arianebilheran.com/post/contagion-delirante-et-melancolie-dans-la-paranoia
Contagion délirante et mélancolie dans
la paranoïa
Ariane Bilheran - 12 déc. 2019 - 17 min de lecture
Ariane BILHERAN, psychologue
clinicienne, docteur en psychopathologie et psychologie clinique, master en
philosophie morale et politique, normalienne.
Dernière mise
à jour : 9 sept. 2020
Décembre 2019
Le délire paranoïaque a la particularité
d’être contagieux… Dans ce contexte, les mécanismes psychiques à l’œuvre sont notamment la collusion entre le noyau mélancolique du
paranoïaque et les traces de deuil pathologique non
résolu chez le
« paranoïé
».
L’un des mystères les plus essentiels à
résoudre en matière de psychisme humain réside dans la contagion délirante de
la paranoïa. De fait, le seul délire capable d’opérer par contagion est le
délire paranoïaque. « Folie à deux » ou à plusieurs,
cette contagion
interpelle, car elle
est capable
d’opérer à
grande échelle, sur
des individus,
des groupes ou
des masses,
qui, dans
d’autres circonstances,
n’auraient pas
déliré ainsi
(voir aussi du
même auteur
p. 60).
À partir d’un cas clinique, je
développerai ici l’hypothèse de l’existence d’un noyau mélancolique présent au
cœur de la paranoïa qui, lorsqu’il entre en résonance avec des traces de deuil
pathologique, c’est-à-dire deuil non réalisé, chez les cibles du paranoïaque,
contribue à propager le délire et à l’ancrer dans le collectif.
Le projet de Rosalie
Rosalie, patiente paranoïaque chronique
de longue date, projette son suicide par euthanasie pour ses 73 ans. Elle n’est
pas malade, et encore moins souffrante physiquement. Elle veut mourir « proprement », et justifie son action par un mobile
sanitaire : partir le corps encore préservé, gérer toute sa succession, afin
qu’aucun de ses héritiers ne puisse contester quoi que ce soit. Elle prend soin
de mettre à distance son fils, le seul qui aurait été susceptible de lui
résister dans son projet, et embarque tous ses autres enfants, ainsi qu’un
ancien petit ami de jeunesse et sa meilleure amie. Tous se laissent contaminer
par l’objectif mortifère, qui dure neuf mois : inscription sur liste d’attente
dans la clinique en Suisse, demande au petit ami de jeunesse de payer le suicide lui-même (environ 10
000 euros),
car « c’est de sa faute » si elle a gâché sa vie (il a rompu la relation lorsqu’elle
avait 20 ans), recherche
d’adhésion auprès
de ses enfants au nom de son « libre arbitre »,
présence assidue exigée de sa meilleure amie à ses
côtés durant
des mois pour vider son appartement. Tout le
monde, sous domination
psychique, consent
à cet acte.
Elle est persuadée qu’ainsi,
par l’euthanasie, elle échappera à la dégradation
de son propre corps, à la dépendance,
mais aussi au
jugement sur sa
propre âme
et à « la fin du monde ».
Elle est également convaincue
qu’ainsi sa mort
ne pèsera
sur personne.
De son corps
ne doit rester que des cendres, de
ses objets
personnels rien.
Durant tout le
temps préparatoire
au suicide,
Rosalie organise une mise en scène macabre qui
désigne subtilement
tout son entourage
comme ses
meurtriers, à
partir du moment
où elle obtient, à force de conviction
délirante, leur adhésion à son projet (financière, matérielle, logistique), sans que plus personne ne soit en
capacité de percevoir
la souffrance
psychique intense, ni le délire de ruine à l’œuvre
de façon sous-jacente, et
encore moins la
cruauté mélancolique
qui y préside.
Quand le délire se propage…
La contagion délirante est un mécanisme
observé dans les groupes régressés où sévit a minima un profil paranoïaque exerçant son pouvoir. Elle se distingue de l’emprise
perverse, par
le fait que c’est le délire même qui se propage dans tous ses aspects
(persécution, mythomanie, mégalomanie,
culte de la personnalité,
certitude idéologique…).
Lasègue et Falret (1877) indiquent
notamment que, pour qu’un délire soit contagieux, il faut la participation de
celui qui est soumis à la contagion. Le délirant est l’élément actif,
intelligent, qui impose progressivement son
délire au second,
et qui leur
devient peu
à peu commun.
Dans le délire à deux, le sujet « contagionné » reconnaît assez rapidement l’inanité
de ses conceptions, lorsqu’il est
éloigné du
délirant, ce
qui démontre bien
l’existence d’un
phénomène d’engloutissement
psychique.
•
L’injonction paradoxale : la confusion mentale
La confusion mentale est un moyen
nécessaire (mais non suffisant) à la propagation du délire. Elle opère à partir
de l’injonction paradoxale, à savoir dire tout et son contraire
dans le même
temps, en
donnant l’apparence du « raisonnement logique ». Reprenons
le cas de Rosalie :
« C’est parce que je ne souffre pas que je veux mourir proprement. » Le paradoxe réside dans le fait que la
souffrance psychique à l’origine de ce désir de mort est absolument déniée.
Ou encore
« si tu
m’aimes, tu m’aides à mourir », ce qui est encore un paradoxe, car bien sûr, aimer
la personne
implique que nous
souhaitions la voir vivre.
•
Les chocs traumatiques réitérés : la confusion émotionnelle
La confusion émotionnelle est obtenue
par des chocs traumatiques réitérés divulgués par le paranoïaque, source d’une
sidération qui rend poreux les espaces psychiques entre le paranoïaque et « le
paranoïé » (celui qui subit le délire paranoïaque). Dans l’exemple de Rosalie,
les abus réitérés consistent à prendre du temps, de l’énergie, de l’argent, à
obtenir l’adhésion à un projet que tout le monde à l’origine désapprouve. Elle
contraint sa meilleure amie à un périple quotidien où cette dernière est
chargée de trier les objets avant la mort, de les donner à telle ou telle
personne. Rosalie oblige son amour de jeunesse à la prise en charge le coût de son
euthanasie ainsi que les frais de transport, parvenant à lui faire assumer la culpabilité de
tous les malheurs
traversés dans
sa vie. Elle exhibe son projet
devant sa
fille dont
elle n’ignore pas
que le père s’est suicidé de façon
tragique deux
ans auparavant…
La contagion délirante
se diffuse
très rapidement et
très facilement
dans un groupe
fragilisé, dans
lequel les
figures paternelles d’autorité
ne fonctionnent
plus ou sont
dévoyées (le tiers,
la loi,
l’éducateur, le manager). Les personnes se vivent
comme des
enfants terrorisés
face à une
toute-puissance dévorante
que rien n’arrête.
Rosalie ne
voit aucune
limite morale, ni spirituelle, ni même
émotionnelle à son projet : sa famille ne la comprend pas car elle a toujours été « l’originale », tel est le discours qu’elle tient,
sans aucune
empathie pour
les souffrances qu’elle engendre
dans la mise
en scène de ce suicide déguisé somme
toute en meurtre, dont tous
sont désignés coupables
(aucun n’est
de surcroît
« capable
» de la retenir à la vie, pas même ses
petits-enfants, tel
est le message
amplement diffusé).
Un noyau mélancolique dans la paranoïa
•
Le noyau mélancolique et sa projection
Selon Freud, « la mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment » (Freud, 1915, p. 165-168). Ce noyau
mélancolique dans la paranoïa me paraît fondamental pour comprendre le rapport
du paranoïaque à la mort et à toute perte à laquelle il est confronté, son
rejet d’une culpabilité si insoutenable qu’elle entraîne une décompensation
orchestrée sous l’angle d’une projection (c’est l’autre qui est coupable, pas
lui), son rapport à la cruauté et à la haine qui sont typiquement de nature
mélancolique. Pour éviter l’auto-accusation, le paranoïaque accuse le monde entier.
Ainsi, lorsqu’elle prémédite son acte, Rosalie n’a
plus de contact avec son
fils Eugène depuis
quatorze ans.
Ce dernier a
coupé les
ponts pour
se protéger
de la pathologie
de sa mère. Rosalie ne
lui a plus
souhaité un
anniversaire (son
fils est devenu
« le mauvais objet »), ne le contacte jamais,
pas une lettre durant toutes
ces années,
à l’exception
d’un envoi, sept
ans auparavant,
contenant un livre et une petite carte. Sa mère lui exprimait ces
quelques mots
: « Je suis allée voir l’exposition sur la mélancolie, au Grand Palais. Je t’envoie le guide de l’exposition, qui devrait te plaire. » L’ouvrage est intitulé Mélancolie. Génie et folie en Occident. Eugène est totalement écarté
du suicide
; il n’héritera que du
minimum légal, Rosalie
ayant bien
spécifié dans son testament qu’il n’avait droit
à aucune photographie, aucun
objet ayant pu
meubler son appartement
(finalement, même
pas ceux lui appartenant en
propre), qu’il
n’avait pas
le droit d’être au courant
des modalités
du suicide,
ni du lieu
ni du jour de l’enterrement, et
qu’enfin le notaire
devait lui
transmettre une pochette
noire (à charge contre son père, l’un des deux ex-maris de Rosalie) six mois
après le décès.
Dans le délire paranoïaque, tout est
concentré et replié sur soi, dans une diminution du soi. Ce qui tient
psychiquement Rosalie, c’est une certitude délirante du corps « en bonne santé
», sans les ravages de la vieillesse ou de la maladie. C’est bien l’angoisse
profonde de se vivre diminuée ou malade, donc dépendante d’autrui ou abandonnée,
qui lui fait aussi concevoir et réaliser ce projet, pour contrôler jusqu’aux
derniers détails sa propre mort, rendue insaisissable par ses proches : ses
enfants et petits-enfants sont personae non gratae à la clinique en Suisse, le corps
incinéré reviendra en poussière, personne ainsi n’aura pu voir son visage
mourant ou mort, à l’exception de son petit ami de jeunesse, dont le devoir
aura été de lui prendre la main à son dernier souffle, ce qui
ressemble fort
à une mise en scène cruelle de type mélancolique
(« regarde comme tu m’as tuée », « c’est avec ton argent que je meurs »…).
Le paranoïaque illusionne et biberonne dans le même temps qu’il abuse et transgresse. C’est la raison pour laquelle (…) ses “cibles” le deviennent souvent à certains moments de leur vie : perte d’un être cher, d’un travail, divorce… »
•
La perte liée au préjudice
Freud soulignait déjà en 1915 que le
déclenchement de la mélancolie ne fait pas suite seulement à la perte d’un
objet aimé (point de vue réducteur communément retenu) : « les causes déclenchantes de la mélancolie débordent en général le cas bien clair de la perte due à la mort, et englobent toutes les situations où l’on subit un préjudice, une humiliation, une déception (…) » (Freud, 1915, p. 165-168).
Le noyau mélancolique présidant à la
paranoïa se lit dans «
le cas Aimée » de Lacan (1932) (1). La majeure partie
des hospitalisations d’Aimée pour épisodes délirants est due à un deuil ou une
rupture, ou à sa commémoration.
Le deuil pathologique d’un
premier enfant mort-né
entraîne la
recherche de
coupables externes, qui la représentent aussi bien
elle-même, en
doubles idéalisés
(érotomanie), illustrant également la
culpabilité insoutenable liée à ce deuil. De là, le délire tourne en boucle et se fixe sur l’actrice Mme Z.
Dans le cas de Rosalie, il semblerait
que le noyau mélancolique se soit amplifié à l’occasion de chacun de ses deux
divorces. Le dossier qu’elle laisse à Eugène à charge contre son père démontre
une nouvelle fois sa haine contre l’homme, cette culpabilisation des hommes de
sa vie (son premier amour, puis ses deux mariages) qui l’auront « trahie » en
rompant la relation avec elle. Le premier doit payer le suicide de Rosalie
et l’accompagner
dans son projet
d’euthanasie pour lui tenir la main dans son dernier
souffle, le
deuxième s’est
suicidé de façon tragique deux ans auparavant,
ce qui entraîne aussi un projet suicidaire
par mimétisme
(« après ce que tu m’auras fait subir… »), le troisième est également
rendu responsable
de ses chagrins,
et traité
de tous les
noms projectifs qui
soient : psychotique, paranoïaque,
manipulateur… Eugène étant son fils,
il est coupable par procuration, n’héritant que
du tiers légal
que Rosalie n’a
pas pu dissimuler.
Néanmoins, l’on peut constater que le
projet de suicide s’est sans doute enclenché dès le moment où s’est concrétisée
la rupture avec son fils Eugène (qui, d’une certaine façon, incarnait une forme
de « prolongement » de son père). Dans la carte postale,
Rosalie lui
mentionnait en
effet la nécessité
de le voir pour « organiser sa succession ». Il est fort probable que
ses diverses
ruptures amoureuses
aient œuvré comme
autant de
réminiscences traumatiques
d’un deuil
originaire jamais
résolu, et
aient contribué
à accroître le
délire paranoïaque.
• La ruine
L’idée de ruine, caractéristique
mélancolique, se retrouve dans la paranoïa : la personne pense
être privée
de ses biens, s’auto-accuse (culpabilité).
Cette thématique de disparition peut
aller parfois jusqu’à une idée nihiliste, concernant une partie de soi, de son
corps, des autres ou du monde : on parle alors d’idées délirantes de négation,
qui rejoignent le noyau mélancolique. Cet état délirant peut s’approcher du
syndrome de Cotard, dont la thématique hypocondriaque est associée à des idées
d’immortalité, de damnation, de négation d’organes (organes vécus comme
pourris, transformés en pierre…), de négation du corps. Avec l’idée de ruine, le paranoïaque peut
délirer sur
l’imminente fin du monde,
jusqu’à se
dépouiller de
tout, vivre dans
une maison
où la toiture fuit, où
il n’y a plus aucun entretien…
Le paranoïaque qui
délire sur
le mode de la ruine peut créer ce qu’il craint : se mettre en condition d’être
interdit bancaire,
de ne plus
pouvoir payer
son loyer,
de devoir
coucher dehors sans toit, ou de dormir dans une
maison désaffectée…
À chaque fois,
le délire
est orchestré
de telle façon que le persécuteur désigné ou
le meurtrier,
c’est l’autre, et systématiquement sur
un mode suggestif.
Déni de la perte et de la mélancolie
Nous l’avons vu, ce qui fait le lit de
la contagion délirante est la confusion mentale engendrée par l’injonction
paradoxale, ainsi que la confusion émotionnelle engendrée par les chocs traumatiques réitérés. Néanmoins,
ce qui crée l’effet de
greffe possible,
c’est la contagion à partir
de la mélancolie et de son versant sadique introjecté
par le paranoïé.
– Premièrement, le noyau mélancolique du
paranoïaque est projeté sur autrui, et vient percuter ainsi les traces de deuil
pathologique non conscientisées dans la vie du paranoïé. L’on pourrait même
dire que ce dernier introjecte ce que le paranoïaque expulse, à savoir ce noyau
mélancolique non symbolisé, ce qui lui rend même indispensable la
présence psychique du
paranoïaque (ce
qui peut
expliquer certains agrippements fanatiques de victimes de secte à leur gourou). Le
paranoïaque offre en effet la réassurance d’un
monde total et
global dans
lequel tout
s’explique, dans lequel le doute n’est plus permis, où
il n’existe plus
aucun espace
séparateur. Ceci présente un effet de « pansement
magique »
face à la perte non supportée par le
psychisme.
– Deuxièmement, le collage opère
également par l’introjection du sadisme mélancolique. Le paranoïaque désigne
autrui comme son bourreau tout en opérant des chocs traumatiques. Ce paradoxe est
l’origine même
de la croyance chez le
paranoïé d’être
coupable de
son sort, de
mériter le
traitement qu’il
subit de la part du paranoïaque.
– Troisièmement, le collage opère par
l’élaboration de mécanismes de défense puissants chez
le paranoïé, qui
l’entraînent dans la certitude délirante.
•
Deuils originaire et pathologique
« Rien ne saurait se comprendre aux confins des dépressions, des psychoses et des perversions sans la notion de deuil originaire », disait
Racamier (1992). Rappelons que,
selon Caillot, « la position narcissique paradoxale normale est caractérisée par la réussite du conflit et du deuil originaires » (Caillot, 2015).
Ce deuil originaire est « le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès la prime enfance, avant même son émergence et jusqu’à sa mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’un unisson narcissique absolu et d’une constance d’être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses propres origines, opère la découverte de l’objet comme de soi, et l’invention de l’intériorité » (Racamier, 1992, p. 29). La dialectique structurante du
psychisme est
la suivante
: « le moi se trouve en ce qu’il se perd » (Racamier, 1992, p. 30). Il porte sur la perte d’un état « d’unisson narcissique », de « clôture narcissique ». De l’acceptation de
la perte naît la découverte de soi.
S’agissant de la psychose, Racamier
(2001) parle bien «
d’englobements
réciproques
» et c’est également ce qui survient lors
de la contagion délirante : chaque psychisme se retrouve englobé dans le délire
paranoïaque. Il est désormais impossible d’émettre une fausse note, une
critique du dogme, un décollage d’opinion ou d’émotion. De même que la
temporalité paranoïaque est cyclique, sans filiation, sans futur, sans origine,
sans dette, sans perte ni passage ni deuil, la relation requiert cet aspect
globalisant de fusion symbiotique dans un même psychisme, sans aspérités ni
trous. Le délire paranoïaque garantit
la plénitude, même
si paradoxalement
cet état de
plénitude annihile
l’existence du
sujet. Il n’y
a plus d’« interdits », car il n’y a plus d’espaces
« inter », entre les psychismes,
désormais collés.
Les passages
à l’acte (inceste, meurtre…)
sont désormais permis. Exister suppose
l’arrachement de
soi à autrui, la renonciation à la
possession totale
de l’objet, et
donc le deuil
de la relation absolue,
parfaite, symbiotique avec l’autre. « Le moi établit donc ses origines en reconnaissant qu’il n’est pas le maître absolu de ses origines. Il se découvre en se perdant ; tel est le paradoxe identitaire », nous dit Racamier
(ibid), et
rappelons-nous bien
que ce qui
fonde la psychose paranoïaque
en particulier est bel et bien : le déni des origines.
•
L’introjection du sadisme mélancolique
L’entremêlement des psychismes opère par
l’introjection du sadisme mélancolique (2), manifestation chez le paranoïaque de la cruauté mélancolique
déniée : l’autre est coupable,
et pour cela
doit payer.
Dès lors, la transgression est
constitutive de l’addiction : le paranoïé réclame le châtiment (le sien ou celui
d’autrui) car il se croit coupable (il introjecte l’accusation paranoïaque), en
ce sens, le châtiment vient soulager la
conscience et
entraîne l’addiction à la contagion délirante, une demande
de punition
à laquelle
le paranoïaque
répond. Le
paranoïé paie
: ainsi dans
les sectes,
il donne son argent, son temps, jusqu’à
mettre en
danger lui-même
et les siens.
Ces projections sadiques s’expriment
dans la persécution du bouc émissaire fédérateur du groupe, et peuvent, à tout
moment, se retourner en pulsions masochistes et meurtrières, comme avec les
suicides et meurtres de masse dans les processus sectaires. Le délire crée un
même motif, un même faux raisonnement, une même préméditation. Il ne s’agit pas d’identification mais
de collage
: une greffe
psychique scellée sur
un « pacte de déni face à la mélancolie ». La passion du délire paranoïaque se substitue au vide mélancolique, à l’émoussement
des affects,
à l’abîme
de doutes. Le
collectif sous
contagion délirante
rencontre des
épisodes maniaques
et une illusion
hypnotique de
réassurance absolue, notamment dans le culte de la personnalité
du meneur
paranoïaque.
Par son délire, le paranoïaque élimine
les nuances, les aspérités, et même l’ambivalence propre à de nombreuses
situations. L’individu devient un pion dans une pensée globale et totalisante,
et son psychisme régresse à l’état de
celui d’un nourrisson
pris entièrement
en charge dans
tous ses aspects de la vie. Ainsi
fonctionne d’ailleurs le pouvoir totalitaire de
la paranoïa.
Les sacrifices
et passages à
l’acte existent
aussi pour reformuler ensemble dans la psychose les
vœux de collage.
Dans le cas de Rosalie, l’entourage
finit par introjecter le sadisme et être englouti dans la dévoration
mélancolique. Elle occupe tout l’espace psychique de ses proches, les appelle
chaque jour pour leur exposer son projet et ses modalités,
pratiquant un lavage de cerveau durant des mois
jusqu’à la
date fatidique.
Plus personne n’est
en capacité
de poser une limite ni d’entendre l’angoisse
et la souffrance
psychique à
l’œuvre. Aucun
détail n’est oublié
dans cette
préméditation mortifère, tout est planifié.
•
Les mécanismes de défense
Pour se protéger, le paranoïé déploie
des mécanismes de défense destinés à maintenir l’illusion délirante
en évitant
la violence de
la situation
et son caractère irreprésentable.
Tout d’abord, et corollaire de
l’introjection des pulsions sadiques (« s’il me maltraite, c’est que je le mérite »), le paranoïé crée un mécanisme
d’idéalisation, auquel l’on reconnaît souvent les phénomènes sectaires.
Dans le cas de Rosalie, son ex-petit ami en
vient à idéaliser cette
femme qui,
envers et contre tout, est finalement « la seule à l’avoir vraiment aimé », jusqu’à souhaiter « mourir avec lui ».
De plus, le clivage est le mécanisme de
défense engendré par le deuil pathologique, d’après les études de Freud sur la
mélancolie (1915), puis celles d’Abraham et Torok (1978). Le
deuil pathologique
implique une impossible
symbolisation de
la perte et
entraîne un
vécu nostalgique, à l’origine
du clivage.
En outre,
ce deuil
pathologique entraîne haine et sadisme contre
soi et autrui
(projection).
Dès lors, la contagion délirante s’opère
sur la base des mécanismes de défense (idéalisation, clivage, projection) que
les uns et les autres sont bien forcés d’employer, pour
tenter de
survivre au
délire paranoïaque qui se propage (que ce
soit dans
la famille, dans
l’entreprise, ou dans une société tout
entière).
Une fois opéré le collage, le paranoïé,
ayant idéalisé son persécuteur, ayant déployé le clivage et la projection, est
définitivement prêt à se greffer au délire : la raison s’emballe, devient tout
et son contraire ; il est impossible de trier le logique et l’illogique, le vrai
et le faux, le bien et le mal, c’est le bric-à-brac paradoxal. L’essentiel
du délire
paranoïaque ne
consiste pas
à trier ou à faire primer la
logique, mais
à ce que « tout y soit », quand bien même coexisteraient
les contraires. C’est ce « tout » qui est maltraitant dans
la paranoïa.
Conclusion
Ne plus penser, ne plus ressentir, se
fondre dans le délire paranoïaque comme le bébé dans le ventre de sa mère, avec
un sentiment d’absolu et de toute-puissance, voici ce qu’exige la paranoïa. Que
cette mère soit mauvaise, destructrice et violente n’importe plus à ce stade,
seul le collage évitant à tout prix la confrontation au deuil et à la
mélancolie prime et ce, quel que soit le prix à payer en matière de passages à
l’acte violents. Le paranoïaque illusionne et
biberonne dans
le même temps
qu’il abuse
et transgresse.
C’est la raison
pour laquelle,
si l’on observe bien, ses « cibles » le deviennent souvent à certains
moments de
leur vie : perte d’un être cher,
perte d’un
travail, divorce…
Car c’est bien
sur le déni de la perte que se greffe le délire paranoïaque. « Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel », rappelle Caillot
(2015) comme adage principiel du deuil originaire
non résolu, entraînant
la confusion des
morts et des
vivants, ainsi
que celle
des générations,
mais aussi
les fantômes
familiaux, les enfants
de remplacement,
la dépression,
le suicide…
Enfin, dans la psychose mélancolique, la
figure du père est totalement absente psychiquement, ce qui suggère que la
mélancolie serait un état antérieur à la paranoïa, dont la personne souffrant
de paranoïa tenterait de se défaire en projetant la culpabilité à l’extérieur
d’elle, en recherchant une forme de figure paternelle à travers la
revendication, l’invocation de la justice et de la Loi. Ainsi en témoigne
cette lettre
laissée avant le
« transit, vers Sirius » par l’Ordre du temple solaire
(3) : « Il était nécessaire qu’un groupe d’hommes, de femmes, d’enfants, ayant été auparavant préparés, aient dû traverser les vicissitudes de ces dernières années dans la Loi et le Service afin que l’expérience acquise puisse donner pleinement ses fruits pour enrichir la conscience du retour au Père. »
Lorsque le versant procédurier échoue,
se révèlent alors le délire de ruine et la mise en scène de la perte, à
laquelle le paranoïaque répond avec certitude délirante et contrôle absolu,
comme dans le cas de Rosalie. Le paradis que le paranoïaque
vous (et se) promet, c’est l’enfer. Le
suicide vécu
comme une libération
ou moyen de narguer la mort est la consécration
de cet enfer vécu dans sa relation
aux autres.
Pour finir, avec la fragilisation de
l’économie et des liens sociaux, la violence politique ainsi que le collage
communicationnel des médias modernes (immédiateté) diffusant des contenus
inanitaires, le danger de propagation de contagions délirantes (sectes
ou processus
totalitaires plus globaux)
est sans précédent. La
poursuite des investigations cliniques sur la contagion
délirante et
leur divulgation font sans nul doute partie
des actes
préventifs indispensables.
Ariane
BILHERAN, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie et psychologie
clinique, master en philosophie morale et politique, normalienne.
Notes
1 – Dans ce cas, Lacan décrit la cure
d’une patiente psychotique, hospitalisée sous contrainte à la suite d’un
passage à l’acte. Elle a blessé d’un coup de couteau une actrice, qu’elle guettait à la sortie du théâtre après une
représentation. Lacan estime qu’elle souffre d’une « paranoïa d’auto-punition.
» Notons qu’Aimée est elle-même une enfant
de substitution
portant le
prénom d’une
aînée morte avant
sa venue au monde.
2 – Entendons bien ici que sadisme et
masochisme renvoient à une posture psychique de type narcissique, et non
libidinal (il s’agit encore moins de sexualité en l’occurrence !). Nous
pourrions tout autant parler du couple « tyrannisant-tyrannisé ». Racamier
parle de « relation omnipotente-innanitaire ». Je garde pour ma part le «
sadisme-masochisme » du point de vue des affects, car il me semble que c’est l’une
des réponses
psychiques apportées
à la confusion émotionnelle, donc
dans le registre des affects, en référence notamment à
la cruauté
de type mélancolique, qui
se nourrit de la
souffrance d’autrui
ou plutôt,
se délecte
à l’avance de
la souffrance
qu’elle causera
(avec la mélancolie, il y a préméditation,
comme dans
le cas de Rosalie). Mais ce point peut se discuter évidemment.
3 – Créé en 1984, l’Ordre du temple
solaire était un groupe « ésotérique néo-templier » fondé à Genève par deux «
gourous », qui fut à l’origine en 1994 et 1995 de trois épisodes de
massacres d’adeptes,
orchestrés comme des « suicides collectifs
», en Suisse, en France et au Canada.